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«  Il faudra reconstruire la science en Ukraine  » : ce chercheur proche de Serge Haroche témoigne

Par Marine Dessaux | Le | Personnels et statuts

Aujourd’hui maître de conférences au Collège de France, Igor Dotsenko effectue ses recherches en France depuis 2007. Son champ de spécialité est la physique quantique, qu’il étudie aux côtés du prix Nobel Serge Haroche. À ce chercheur qui signait récemment une tribune contre l’utilisation du gaz russe, il a fait découvrir son pays natal, l’Ukraine, meurtrie par les conflits depuis 2014. Pour Campus Matin, il témoigne de son vécu depuis le début de la guerre, fin février dernier.

L’université de Kharkiv (Ukraine) en feu - © D.R.
L’université de Kharkiv (Ukraine) en feu - © D.R.

Igor Dotsenko est né dans une ville de 300 000 habitants à 200 km au sud de Kiev. Il rejoint la capitale ukrainienne pour compléter une licence de physique avant de s’inscrire en master à l’Université de Bonn en Allemagne, où il reste le temps de son doctorat.  

C’est en 2007 qu’il emménage à Paris pour rejoindre l’équipe de recherche de celui qui obtiendra en 2012 le prix Nobel de physique, Serge Haroche. D’abord postdoctorant, il devient maître de conférences au Collège de France en 2014.  

S’il vit depuis une quinzaine d’années en France, il retourne tous les étés dans le pays qui l’a vu naître lui et sa femme, chercheuse également, ainsi que leurs quatre enfants. 

Au début, l’incrédulité 

Igor Dotsenko pensait l’invasion de son pays natal impossible. Et ce, malgré le discours du président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, du 21 février 2021, annonçant la reconnaissance de l’indépendance de la région du Donbass. «  J’ai essayé de convaincre Serge Haroche que Poutine ne commencerait pas une guerre sur tout le territoire ukrainien. Pour moi, c’était improbable au vu des forces militaires, des réactions internationales… Je pensais que les offensives viseraient à repousser les frontières des républiques autoproclamées du Donbass.  » 

Avant cette discussion, la situation instable du pays, depuis l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, était déjà au centre des discussions des deux collègues. Ces derniers s’étaient d’ailleurs rendus à Kiev pour donner plusieurs conférences, en 2018. Un sujet qui tient particulièrement à cœur Serge Haroche, en témoigne une tribune publiée le 9 mars dans Le Monde contre l’utilisation du gaz russe qui, estime-t-il, finance la guerre… 

Avec la famille en Ukraine, des contacts coupés pendant plusieurs jours 

Igor Dotsenko travaille au sein du laboratoire Kastler Brossel, spécialisé en physique quantique. - © D.R.
Igor Dotsenko travaille au sein du laboratoire Kastler Brossel, spécialisé en physique quantique. - © D.R.

Le 24 février, Igor Dotsenko apprend les offensives russes par le biais des médias et par ses proches. Une amie militaire lui annonce que sa base a été bombardée, l’école de son village aussi.

«  Nous étions choqués. Dans la ville de mes parents, des missiles russes ont également attaqué les bases militaires. Même la banlieue familiale où vit le père de ma femme a été prise pour cible. Il s’agit pourtant d’une commune résidentielle, Irpin, à proximité de Kiev, un endroit très vert et familial où nous allions souvent l’été  », raconte l’enseignant-chercheur. 

Pendant cinq longues journées, Igor et sa femme sont sans nouvelles. Un cauchemar alors que la chaîne de télévision BBC diffuse des images de maisons détruites à Irpin. «  Nous avons finalement pu savoir que mon beau-père était vivant par les voisins. Il n’y avait plus de réseau téléphonique, d’électricité, ni de chauffage, pas d’eau courante… La ville était coupée de la civilisation. Finalement, hier matin [jeudi 10 mars], le père de ma femme a réussi à partir, à pied et avec un seul sac, grâce à l’aide de l’armée ukrainienne et des bénévoles. À la gare, il a réussi à prendre un train pour Varsovie, puis un vol pour Paris, je vais le chercher cet après-midi. Il a tout laissé, même ses poules et ses lapins …  » 

Un initial manque de données fiables difficile à vivre

Les premiers jours de la guerre ont été particulièrement éprouvants pour les Ukrainiens en France, en raison du manque d’informations précises.

«  On voyait surtout des images de blessés. Un JT a montré une carte de l’Ukraine transpercée de flèches rouges représentant les bombardements sur tout le pays, du nord au sud et de l’est à l’ouest. Cela donnait l’impression que tout le territoire était déchiré, déjà détruit. Nous n’avions pas de nouvelles de l’armée. En voyant cela, on s’imaginait que l’Ukraine était déjà perdue. Seulement avec le temps, après la panique initiale, des informations plus réalistes et précises ont été données. On a commencé à être dans l’analyse plus que la réaction.  » 

Des réseaux sociaux au rôle primordial 

Bien que les antennes téléphoniques soient visées par des attaques, les réseaux sociaux persistent et, par eux, se construisent l’aide et la résistance.

C’est là que s’organisent les Ukrainiens

«  Les réseaux sociaux sont essentiels, confirme Igor Dotsenko. C’est là que s’organisent les Ukrainiens, qu’ils reçoivent les alertes antimissiles et d’autres communications du gouvernement. Il y a des chaînes sur Telegram pour envoyer des messages cryptés afin d’aider à l’évacuation des personnes, à se déplacer entre les villes pour transporter des munitions, des produits de première nécessité. C’est là qu’on apprend l’heure et le lieu des distributions d’eau par exemple. En France, nous aussi, sommes inscrits dans plusieurs chaînes selon les endroits où résident nos proches. »  

Des liens avec les chercheurs russes plus ou moins distendus depuis 2014 

Le contexte, tendu depuis 2014, impacte le chercheur dans ses échanges avec ses collègues russes. «  J’ai été très surpris d’entendre les collègues russes, pas toujours installés en Russie, tenir un discours pro-Poutine même après l’annexion de la Crimée. C’est quelque chose de très sensible pour moi, alors depuis j’essaie de minimiser les contacts. Je ne me rendais plus en Russie pour des conférences pour éviter ce genre de tensions.  »  

Il nuance cependant  : «  J’ai des amis russes qui sont choqués par ce qui se passe. Ils voient la fin de leur pays qu’ils aiment. Car, quelle que soit l’issue de ce conflit, la Russie sera obligée de changer de façon radicale. Ce qui se passe est une tragédie… également pour les Russes.  » 

Propagande russe… jusque dans une institution culturelle

Autre forme de guerre, celle de la communication. Les fake news se répandent dans les médias russes, les réseaux sociaux et jusque sur la page Facebook du Centre spirituel et culturel orthodoxe russe à Paris. «  On essaie de séparer la culture de la politique. Malheureusement, il est impossible séparer l’idée de l’empirisme russe de sa culture  », estime Igor Dotsenko qui remarque plusieurs messages de propagande provenant de l’institution culturelle en France.  

Il poursuit  : «  On peut lire que le gouvernement ukrainien est néonazi  ! Cela n’a rien à faire avec la liberté d’expression, c’est un crime de dire cela et ça devrait être supprimé… Il y a des gens qui adorent la culture russe, qui font confiance à ce centre et qui peuvent croire à tout cela.  » 

 

En tant que chercheur, agir grâce à un réseau de communication international 

Igor Dotsenko est personnellement engagé auprès de l’École ukrainienne de Paris, une association qui existe depuis une vingtaine d’années et propose des cours le samedi pour les enfants ukrainiens, de 4 à 15 ans. «  Notre école se mobilise pour accueillir les enfants des réfugiés, accompagner les parents qui cherchent à ce que les élèves puissent continuer leur scolarité  », explique-t-il. 

Des projets pour aider une fois la guerre finie

Pour lui, chercheur, artiste, ou n’importe quel autre métier, tous doivent agir. «  L’Europe n’a pas assez réagi pendant la guerre en Syrie, on connaissait déjà toute cette violence. Je ne sais pas si les scientifiques peuvent faire bouger les choses à part mettre en place des projets pour aider une fois la guerre finie.  » 

Le maître de conférences est en effet persuadé que la guerre sera gagnée par l’Ukraine. «  Sur le terrain, la pensée est très positive  », rapporte-t-il. Néanmoins la destruction est massive et «  il faudra reconstruire la science en Ukraine, nous aurons besoin d’aide pour rebâtir les universités  »

Diffuser l’information

Igor Dotsenko souligne par ailleurs que «  les scientifiques profitent d’un réseau de communication large. Un chercheur connait des centaines de personnes dans le monde, il y a des prix Nobel qui nous soutiennent, les étudiants, les thésards, les postdocs… Pour toutes ces personnes dont les proches sont toujours en Russie, il faut leur diffuser l’information, faire réagir.  » 

Car les manifestations publiques contre la guerre sont encore à la marge en Russie  : «  Pour l’instant, les Russes ont peur de devoir faire quelques jours de prison s’ils s’expriment contre leur gouvernement… mais ils risquent de perdre beaucoup plus s’ils ne le font pas.  » 

Le physicien exhorte également à «  écrire des pétitions, activer son réseau  ». «  La chaîne de connexion est très courte pour un chercheur, je connais des personnes qui échangent avec Poutine. C’est l’ensemble des actions qui pourra avoir un impact.  » 

Comment aider  ?