Inquiets mais pollueurs, les chercheurs face aux enjeux du changement climatique
Par Marine Dessaux | Le | Rse - développement durable
La communauté scientifique est en majorité sensible à l’urgence climatique et se dit volontariste pour prendre part au changement. Mais elle continue à beaucoup polluer, en particulier en raison des nombreux voyages professionnels en avion. Une situation révélée par une enquête de cinq chercheurs en sociologie du collectif Labos 1point5. État des lieux et premières solutions.
72 % des personnels de recherche se disent très préoccupés ou extrêmement préoccupés par le changement climatique. Et 88 % sont tout à fait d’accord ou plutôt d’accord que l’urgence climatique exige des changements profonds dans la pratique des métiers de la recherche. Enfin, 48 % considèrent que la recherche publique doit montrer l’exemple et réduire ses émissions de plus d’un tiers.
Dans une étude menée auprès de la communauté scientifique, le collectif Labos 1point5 révèle un intérêt et une sensibilité des chercheurs face à la question du changement climatique. Pour autant, les fréquents voyages professionnels en avion continuent de représenter la première cause d’émission de CO2 pour la recherche.
7 000 km par an en avion
L’avion est en effet la principale source d’émissions carbone des laboratoires ou des institutions de recherche. D’après l’enquête, en moyenne, chaque individu dans le monde de la recherche, tous personnels confondus, parcourt environ 7 000 km par an en avion. Chaque chercheur au sens large en parcourt 11 000. Et ceux qui ont pris au moins un rôle dans l’année en parcourent environ 15 000.
« 58 % des chercheurs ont pris au moins un vol professionnel en 2019, donc l’année pré-covid », indique Julien Gros, chargé de recherche CNRS au Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (UMR CNRS / Université Aix-Marseille) et co-auteur de l’étude. En comparaison, selon l’enquête Styles de vie et environnement du Centre de données sociopolitiques de Sciences Po (2017), « seuls 6 % des actifs prennent des vols pour des raisons professionnelles » au moins une fois par an.
Conférences et congrès internationaux
« Sans grande surprise, le motif de vol prépondérant, quelle que soit la situation professionnelle, c’est les conférences et les congrès internationaux », explique Julien Gros. Selon les cas, ils représentent entre un quart et un tiers des distances parcourues. Suivent les séjours de recherche et les trajets pour le recueil des données ou le terrain.
« Il existe une variation territoriale importante : on vole plus lorsqu’on travaille dans une métropole éloignée de Paris en train. Cela traduit la centralité de Paris dans la recherche en France », note aussi Milan Bouchet-Valat, chercheur à L’Ined et co-auteur de l’étude.
Méthode de l’enquête
Labos 1 point 5 a mené l’enquête auprès de tous les personnels de recherche : enseignants-chercheurs, techniciens, ingénieurs, personnels administratifs…
Celui-ci a été envoyé fin juin 2020 à 30 000 adresses e-mail tirées au sort dans l’annuaire du CNRS. Les chercheurs ont reçu environ 6 500 réponses, soit un taux de réponse de 23 %.
Quelles solutions ?
Renoncer aux longs trajets
Certains chercheurs diminuent le nombre de vols qu’ils effectuent chaque année et d’autres, ou comme Milan Bouchet-Valat, y renoncent totalement :
Je ne prends plus l’avion dans le cadre professionnel comme dans le cadre personnel
« Comme de plus en plus de chercheurs, je ne prends plus l’avion dans le cadre professionnel comme dans le cadre personnel depuis plusieurs années. Les grands colloques internationaux n’ont généralement pas assez d’intérêt à nos yeux pour justifier d’émettre autant de CO2 qu’un terrien moyen en un an. Cela n’empêche pas de collaborer avec des chercheurs étrangers, que ce soit en voyageant en train ou en privilégiant la visioconférence. »
La visioconférence pour remplacer les réunions et séminaires
En effet, pour le chercheur, la visioconférence peut remplacer potentiellement une bonne partie des déplacements. « On a vu de manière assez intéressante que les personnes étaient beaucoup plus favorables à la visioconférence à la sortie du confinement (75 %), au moment où on a réalisé l’enquête, qu’avant le confinement d’après leurs propres déclarations. »
Le soutien à cet outil varie beaucoup selon le type de réunions à faire en visioconférence : il est très fort pour les petites réunions ou les séminaires. Par contre, pour les conférences ou les jurys, l’intérêt est beaucoup plus mitigé et une majorité plutôt opposée au passage en visioconférence.
De plus petites conférences, par région
Une piste supplémentaire pour réduire l’empreinte carbone des chercheurs, plutôt que d’organiser des colloques réunissant des milliers d’entre eux venus du monde entier au même endroit, serait de tenir simultanément des conférences plus petites dans chaque région, avec des sessions communes en visioconférence.
« Cela permettrait d’échanger avec d’autres chercheurs dans un cadre plus convivial, tout en préservant des liens entre continents. En plus de réduire les émissions de gaz à effet de serre liées aux déplacements, ce type de conférence multisite faciliterait la participation des personnes qui ne peuvent pas voyager loin pour cause de manque de budget ou de responsabilités familiales », souligne Milan Bouchet-Valat.
La transition écologique de la science, un obstacle pour l’avancée scientifique ?
Milan Bouchet-Valat réfute l’idée que la sobriété énergétique puisse impacter négativement des avancées scientifiques, qui elles-mêmes pourraient contribuer à lutter contre l’urgence climatique.
D’abord parce que le fonctionnement actuel de la recherche, qui encourage « jusqu’à l’absurde la mobilité », n’est pas forcément favorable à une recherche de qualité.
« On gaspille beaucoup de temps et d’énergie à se déplacer, pour un intérêt scientifique parfois faible ! Plus largement, des marges importantes existent pour réduire les émissions sans affecter le cœur de l’activité de recherche : isoler les bâtiments, revoir les déplacements domicile-travail, manger moins de viande à midi, renouveler le matériel moins souvent… »
Par ailleurs, il estime nécessaire de relativiser l’idée que ce sont les avancées scientifiques qui nous permettront de sortir de la crise écologique : « De nombreuses solutions techniques existent déjà, la solution est avant tout politique et sociale. Certaines découvertes scientifiques sont même clairement néfastes pour l’environnement, par exemple la 5G ou les voitures autonomes. La nécessité de réduire les émissions peut aussi être l’occasion de réorienter la recherche vers plus de sobriété non seulement dans ses moyens, mais aussi dans ses objectifs. »
Un deuxième volet à venir pour l’enquête
L’enquête « Inquiets, mais pollueurs » aura un deuxième volet qui permettra de comparer les opinions alors que le télétravail s’est répandu, notamment suite aux confinements.
« L’objectif de cette deuxième vague d’enquête sera d’observer comment les comportements et les opinions évoluent dans le temps. La première vague portait sur l’année 2019. Depuis, la crise sanitaire a suspendu les conférences pendant plus d’un an, le télétravail s’est développé, et les personnels de la recherche se sont mobilisés. Il sera intéressant de voir si ces tendances ont réellement commencé à transformer la recherche », explique Milan Bouchet-Vala.
Le calendrier n’est pas encore fixé. « Nous nous concentrons pour l’instant sur l’analyse de la première vague de l’enquête », précise le chercheur.
Le Labo 1point5
L’objectif du collectif Labo 1point5 est de réfléchir aux impacts et de réduire l’empreinte carbone des activités de recherche sur l’environnement et en particulier sur le climat. Le collectif a notamment mis en place un outil qui permet de mesurer les émissions carbone dans les labos.
Une étude réalisée par : Marianne Blanchard, de l'Université Toulouse Jean Jaurès, Milan Bouchet-Valat, de l’Ined, Damien Cartron et Julien Gros au CNRS ainsi que Jérôme Greffion, de l'Université Paris Nanterre.