Numérique éducatif :« La recherche nous aide à établir des cahiers des charges, prototyper et évaluer »
Par Isabelle Cormaty | Le | Edtechs
Si les freins à la collaboration entre les acteurs de la edtech et la recherche sont nombreux, certains territoires arrivent néanmoins à faire travailler ces acteurs ensemble, comme à la Région académique Grand Est. Sa déléguée au numérique éducatif, Christine François, expose la place accordée à la recherche dans les différents projets d’innovation de l’académie. Entretien.
Comment développer une culture de la recherche et de la collaboration entre les entreprises edtechs, les laboratoires et l’école ? Si ces acteurs ont chacun des impératifs spécifiques, la coopération est tout de même possible comme l’explique la déléguée au numérique éducatif de l’académie de Nancy-Metz depuis 2017.
« Mon rôle consiste à installer un socle numérique pour soutenir les enseignants. Mon approche n’est pas celle d’une directrice des systèmes d’information, elle se concentre sur les services pédagogiques pour l’enseignant et pour l’élève », précise Christine François qui a commencé sa carrière comme enseignante.
Celle qui est également déléguée régionale adjointe au numérique éducatif (Drane) de la Région académique Grand Est partage à Campus Matin sa vision du sujet.
Comment l’académie de Nancy-Metz et la région académique Grand Est ont-elles commencé à travailler avec des laboratoires ?
Christine François : Le programme e-Fran, lancé en 2015, a été un accélérateur. Nous avons pu installer un incubateur de la recherche qui a soutenu jusqu’à 56 projets de recherche en e-éducation. Cet incubateur travaille en proximité avec l’ensemble de nos partenaires universitaires et de recherche, de façon plus ou moins formalisée. Ces collaborations s’ajustent de manière très instantanée en fonction de nos besoins respectifs.
La notion de communauté est très importante
Nous avons également intégré la dimension edtech, car nous souhaitons associer une évaluation à tous nos dispositifs d’innovation. Une communauté de 2 600 enseignants s’est impliquée dans cet incubateur de la recherche. La notion de communauté est très importante dans l’académie. Cela nous évite de passer par des appels à candidatures pour expérimenter et nous garantit de travailler avec des personnes acculturées aux enjeux numériques.
Quels sont les autres leviers sur lesquels vous vous appuyez pour favoriser le lien avec la recherche ?
Nous avons une communauté d’experts regroupée en 14 groupes de travail qui assurent une veille sur des sujets clés : l’inclusion, les environnements immersifs, l’IA… Cela nous aide à définir les domaines de recherche prioritaires. Ces groupes rassemblent des enseignants du premier et du second degré, des inspecteurs et des chercheurs, car nous travaillons toujours en continuum d’apprentissage.
Le laboratoire numérique est un autre levier très important. À une époque, j’avais 56 projets de recherche avec des prototypes de grande qualité, mais les expérimentations se concentraient plutôt dans les grandes métropoles.
Nous avons territorialisé ces laboratoires, car il est essentiel d’orienter nos efforts d’innovation vers les quartiers prioritaires de la politique de la ville et les zones rurales.
Comment fonctionnent ces laboratoires d’innovation ?
Nous avons installé 18 laboratoires numériques, tiers lieux tournés sur l’innovation, dans ces quartiers animés par des coordonnateurs et ouverts à tous : parents, élèves, associations, chercheurs. Ces tiers lieux d’innovation sont dotés de technologies de pointe.
Le dernier a été inauguré en octobre 2024 à Darney, une communauté de communes de 12 000 habitants, répartis sur 60 communes, qui représente 15 % du département des Vosges.
Notre objectif avec ces tiers lieux est aussi de montrer que l’école est un acteur du territoire. Tout le monde a été élève un jour et a un avis sur ce qu’est l’école ou ce qu’elle devrait être. Nous accompagnons les transformations en cours à l’école. Mais il est important que l’école reste ouverte pour rassurer. Il est de notre devoir d’expliquer aux élus et aux familles les transformations que nous vivons.
Important que l’école reste ouverte pour rassurer
La période du Covid a été un marqueur fort, car nous avons mis en place de nombreux outils pour maintenir le lien entre élèves et enseignants. Cela a été le plus difficile dans certains quartiers en raison de l’isolement géographique des familles et des contraintes financières. Pour éviter une nouvelle fracture numérique, par exemple sur l’IA, il est de notre responsabilité d’outiller les familles.
Les tiers lieux nous permettent de travailler avec les associations locales. Je pensais ouvrir trois laboratoires numériques en 2020, nous en avons aujourd’hui 18, sans jamais avoir lancé d’appel à candidatures ! Cela répond à une forte demande des collectivités.
Quelle est la place de la recherche lors de l’expérimentation de solutions edtechs ? L’évaluation est-elle pensée dès l’implantation ou vient-elle après ?
Cela dépend des outils. Nous expérimentons des ressources autour du bien-être scolaire. Ce sujet se situe à la frontière entre la sphère personnelle de l’enfant et le bien-être de l’élève dans son environnement scolaire. Avec l’appui de deux post-doctorants de la Drane, nous intégrons la recherche dès les premières étapes pour garantir que ce thème relève bien de notre champ de compétences. Ainsi, nous commençons par un diagnostic de recherche préliminaire.
Quand nous avons testé la lampe Lili pour faciliter la lecture des élèves dys, nous avons d’abord introduit l’outil en classe pour vérifier des aspects pratiques : l’enfant peut-il transporter la lampe dans son sac et a-t-il accès à une prise dans sa classe pour brancher la lampe ? Ensuite, nous avons collaboré avec la recherche pour vérifier que cet outil apporte vraiment un plus aux élèves. La recherche nous aide à établir des cahiers des charges, à prototyper et à évaluer les outils.
Comment se déroulent concrètement les expérimentations de solutions avec les entreprises edtechs ?
Les ressources numériques déployées font toujours l’objet d’une expérimentation. Nous opérons selon une logique de proof of concept (POC) et nous avons mis en place des partenariats permettant de réaliser ces bilans croisés.
Notre démarche est celle de la coconstruction
Chaque trimestre, nous transmettons des retours à l’entreprise pour lui indiquer les besoins des utilisateurs et les avis des enseignants sur le produit. En fin d’année, nous réalisons un bilan commun de l’année d’expérimentation. L’entreprise partage alors des données, dont nous ne disposons pas. Nous ne nous contentons pas de déployer des ressources, notre démarche est celle de la coconstruction.
Nous n’intégrons pas systématiquement la recherche dans les expérimentations. Mais elle nous apporte un regard complémentaire pour renforcer nos analyses. Nous contribuons au carnet national Hypothèses, piloté par la direction du numérique pour l’éducation, ainsi qu’aux publications des laboratoires de recherche avec qui nous travaillons.
J’aimerais regrouper nos synthèses d’expérimentation dans une publication. Documenter au fur et à mesure, toutes les transformations en cours, et l’essaimage fait partie des axes d’amélioration de notre travail.
Tous les pays n’ont pas la même culture du numérique éducatif. Vous inspirez-vous d’autres approches dans votre travail ?
La recherche n’est pas intégrée systématiquement
Un voyage d’étude en Écosse en 2023 a profondément influencé ma pratique. Là-bas, les autorités disposent d’un plan de déploiement sur dix ans et s’inscrivent donc sur du long terme. Autre élément qui m’a marqué : la recherche n’est pas intégrée systématiquement, mais les pouvoirs publics s’attachent à accompagner les enseignants dans les transformations.
En France, nous avons tendance à intégrer la recherche très rapidement, ce qui a entraîné une multiplication des projets de recherche dans mon académie. Après ce voyage, j’ai décidé de ne plus systématiser le recours à la recherche dans les projets innovants, ce qui nous a donné plus de liberté.
En Écosse, les autorités ont la capacité de mettre en responsabilité les acteurs locaux de ces transformations. Dans les écoles, il y a notamment des digital leaders, des élèves qui recommandent des ressources aux professeurs et forment leurs camarades. C’est un modèle inspirant !
Durant l’année scolaire en 2023-2024, nous avons mis en place des élèves ambassadeurs du numérique au collège et cela a très bien fonctionné. Nous avions 16 ambassadeurs au début de l’année et 150 en avril 2024.
Je me rends également au CES de Las Vegas depuis cinq ans. Cela permet d’être en veille sur les grandes tendances et d’identifier des technologies, non conçues pour l’école, mais qui pourraient être diffusées dans ce cadre.