Transitions : ils aident à comprendre les jeunes diplômés qui bifurquent
Par Marine Dessaux | Le | Rse - développement durable
Ils veulent faire bouger l’enseignement supérieur et le logiciel des grandes écoles : depuis quelques années, étudiants et jeunes diplômés se mobilisent pour une formation et des métiers à la hauteur des enjeux de transition écologique et sociale. En racontant plusieurs parcours atypiques, Arthur Gosset, avec le film Rupture(s) et Tanguy Descamps, auteur du livre Basculons !, cherchent à réduire l’incompréhension entre les générations.
Devenir cadre dans une grande société ne les fait plus rêver : c’est ce qu’expriment plusieurs diplômés de grandes écoles. Depuis le discours de l’ingénieur Clément Choisne, en 2018 à Centrale Nantes, des jeunes diplômés prennent la parole devant leurs pairs pour dénoncer le manque de formation prenant en compte les enjeux climatiques et sociaux actuels : AgroParisTech, HEC, Polytechnique… Les débouchés et recruteurs traditionnellement plébiscités sont, eux aussi, jugés inadaptés.
Diplômé de Centrale Nantes en 2021, Arthur Gosset est particulièrement engagé dans la question écologique et ne se retrouve pas dans les voies tracées par ses études. Plusieurs de ses amis et connaissances cassent eux aussi les codes, ce qu’il décide de raconter au travers du documentaire Rupture(s), co-produit en 2021 avec Hélène Cloitre.
Tanguy Descamps a vécu la même prise de conscience. Lors d’un stage en Mongolie, il est frappé par l’impact du réchauffement climatique sur les agriculteurs contraints de quitter les campagnes. En 2018, après avoir été diplômé de Sciences Po Toulouse, il rejoint l’association et lobby citoyen écologiste La Bascule en Bretagne où il rencontre Maxime Olliver.
Tous deux écrivent le livre Basculons ! (Actes Sud, 2022), où sont consignés une partie des récits racontés dans le film Rupture(s). Au total, 30 jeunes citoyens, de 18 à 33 ans, y racontent l’histoire de leur changement de parcours sous le regard de députés, agronomes, journalistes et autres acteurs des transitions plus âgés.
Rétablir le dialogue intergénérationnel
Se lancer dans le commerce de tiny houses (petites maisons) écoresponsables, essayer de monter une entreprise de soupe à base de légumes abîmés, se consacrer à l’associatif, des manifestations jusqu’à la désobéissance civile… Voici quelques-unes des voies empruntées par les jeunes diplômés dans « Rupture(s) » et Basculons !.
Ces derniers partagent la dissonance entre leurs convictions écologiques et les parcours professionnels et cours proposés.
« En tant qu’étudiants, ils se sentent parfois mal à l’aise face aux décisions prises par leurs établissements ou par les choix de partenaires, qui peuvent être des groupes industriels polluants », explique Arthur Gosset.
Des histoires de vie pour présenter une nouvelle définition de la réussite, mais aussi permettre une meilleure compréhension de ces démarches. « Nous étions nombreux à faire des choix qui n’étaient pas compris par les écoles ou nos proches. Comme ça a été le cas pour Emma, qui témoigne dans Rupture(s). Son engagement a été mal perçu par son père, avec qui le contact a été rompu. » En somme, « nous avions besoin de parler de ce que l’on vivait, ressentait », conclut Arthur Gosset.
Des supports bien accueillis dans les écoles et universités
En plus de recevoir le « coup de cœur du jury » du Festival international du film écologique et social de Cannes 2021, Rupture(s) bénéficie de l’intérêt des établissements d’enseignement supérieur. Il est régulièrement projeté sur des campus ou lycées et présenté notamment par Hélène Cloitre, qui apparait dans le film.
Nous avons organisé plus de 400 projections
« Dès la sortie, il y a eu des demandes des écoles et universités pour organiser des projections : HEC, l’Essec, l’Université de Rennes, CY Cergy Paris Université, etc. À ce jour, nous avons organisé plus de 400 projections, la moitié dans des établissements d’enseignement supérieur. Nous ne nous y attendions pas, tout s’est enchaîné, nous n’avons pas eu besoin de démarcher », rapporte Arthur Gosset qui reçoit encore chaque semaine des demandes d’informations par mail.
Les sollicitations proviennent pour la plupart d’enseignants ou de l’administration, mais parfois aussi des associations étudiantes. Lors de ces conférences, l’auteur du livre Basculons !, qui est complémentaire au film, intervient également.
« Depuis septembre, je suis notamment intervenu à Sorbonne Nouvelle, Sciences Po, etc. C’est une façon de présenter des solutions pour s’engager à des étudiants qui ne savent souvent pas par où commencer », expose Tanguy Descamps.
« Garder le lien avec les établissements pour les bousculer »
Bien que « beaucoup d’écoles de commerce » fondent leur enseignement sur la croissance économique, estime Tanguy Descamps, nombreuses sont celles qui s’ouvrent à des intervenants experts de la transition écologique et sociale.
« C’est important de garder le lien avec les établissements pour les bousculer et les accompagner dans le changement, poursuit-il. Nous sommes aussi là pour aller chercher les étudiants qui se posent des questions. »
« Les écoles ont très bien saisi la conscientisation grandissante des étudiants, analyse Arthur Gosset. Cette lame de fond ne va faire que prendre de l’ampleur. Les choses évoluent grâce à la volonté de certaines personnes en interne, d’enseignants prêts à se former et d’étudiant impliqués dans la définition des maquettes pédagogiques.
Le greenwashing, par exemple, ne passe plus, organiser une projection et distribuer des “goodies” du partenaire de l’événement, ce n’est pas possible pour nous. »
Management et finance : des propositions pour changer les cursus
Transformer les cours en profondeur pour intégrer les enjeux de transitions. En novembre dernier le think tank Shift Project a dévoilé son rapport ClimatSup Business, puis, en décembre, ClimatSup Finance.
Deux documents qui interpellent directement les écoles de commerce et de leurs parties prenantes.
En matière de formation en gestion, le Shift Project détaille un socle de connaissances et de compétences d’environ 165 heures d’enseignement nécessaire aux futurs managers.
Dans le domaine de la finance, le think tank établit que 72 % des formations n’abordent pas les enjeux écologiques. Le manque d’interdisciplinarité des enseignements peut être un frein à leur intégration, souligne aussi le rapport.
Pour les étudiants, poser les constats et faire naître l’engagement
Les projections du film et présentations du livre sont aussi l’occasion pour les étudiants de « reposer le constat en réexpliquant les limites planétaires, savoir comment s’engager et se sentir moins seul face à l’écoanxiété », liste Tanguy Descamps.
Un retour qu’Arthur Gosset juge positif bien que les étudiants présents à ces conférences soient souvent déjà sensibilisés.
« Ils se sentent très concernés et peuvent se reconnaître dans les parcours. Eux aussi déconstruisent la vision de la réussite, instaurent un nouveau rapport au travail et à l’argent. Nous parlons aussi beaucoup d’écoanxiété », rapporte Arthur Gosset.
La question de la formation aux enjeux du développement durable fait aussi débat. « Je ressens beaucoup de frustration dans les témoignages. Les étudiants regrettent un décalage entre des cours qui commencent à s’adapter et des recruteurs qui, eux, ne le font pas. »
Une prise de position qui se traduit par des manifestations, comme à HEC, où les étudiants ont organisé un sit-tin sur le stand de TotalÉnergies lors d’un forum métier le 28 novembre 2022. « Les écoles doivent travailler pour créer du lien de confiance, revoir leurs partenariats et se positionner en tant qu’accompagnatrice dans ces sujets. Cela demande de revoir les business modèles, d’opter pour des partenariats plus simples et sûrement moins rémunérateurs », défend le réalisateur de Rupture(s).
Quelles suites ?
Aujourd’hui, Arthur Gosset et Tanguy Descamps réduisent leurs déplacements pour des conférences. Tous deux avancent sur de nouveaux projets. Le premier, avec sa compagne et collègue Hélène Cloitre, travaille sur un nouveau documentaire, cette fois sur le changement de cap des cadres : ces personnes déjà en poste qui décident de mettre l’impact au cœur de leur pratique.
Le second écrit toujours avec Maxime Olliver sur l’écoanxiété et l'« écolucidité ». Un livre plus court, prévu pour octobre 2023. « Face à l’urgence climatique, comment vivre et agir malgré l’anxiété ? Nous voulons aborder ce sujet dans notre prochain ouvrage », résume celui qui anime par ailleurs des conférences et Fresques du climat.
Permettre aux nouvelles générations de répondre aux enjeux de la transition : la nouvelle mission des universités
François Germinet, ancien président de CY Cergy Paris Université et nouveau directeur du pôle connaissance au Secrétariat général pour l’investissement, s’est exprimé à propos du documentaire Rupture(s) dans une tribune pour News Tank Éducation & Recherche. Extraits.
« Qu’est-ce que l’université à l’ère de l’anthropocène ? On ne le sait pas encore. Mais on sait que, là aussi, il y a rupture. Pour penser l’université à l’ère de l’anthropocène, il ne s’agit pas uniquement de baisser la consommation énergétique ; il ne s’agit pas uniquement d’intégrer une pondération “développement durable” dans nos marchés publics ; il ne s’agit pas non plus de se contenter d’un module d’enseignement sur les enjeux de la transition pour tous les étudiants. Pour tout cela, nous sommes déjà en route.
Il s’agit ni plus ni moins d’une nouvelle mission des universités qui émerge (…) : mettre les nouvelles générations en mesure de répondre aux enjeux de cette transition. »