Chercheurs en exil : une vie professionnelle à reconstruire, en France ou ailleurs
Par Marine Dessaux | Le | Concours/recrutement
Omar Mohammed, Souad Odeh et Ali* sont des universitaires en exil qui ont pu poursuivre leurs recherches en France grâce au programme Pause. Venus d’Irak, de Syrie ou d’Iran, ils racontent comment ils se sont insérés professionnellement, après une ou deux années de soutien financier, dans l’enseignement supérieur ou ailleurs.
S’intégrer dans la communauté scientifique et s’adapter au système français
Omar Mohammed est arrivé en France en avril 2016. À l’époque, il n’a qu’une obsession : fuir l’Irak où il est recherché par Daech. Ancien professeur d’histoire à Mossoul, il était devenu la cible des terroristes à cause de son blog « Mosul Eye », dans lequel il décrivait le quotidien de la ville et dénonçait les atrocités commises par l’État islamique.
C’est en France qu’il reçoit l’asile politique et à Paris qu’il s’installe. Seulement, il se retrouve vite limité : il ne parle pas la langue, n’a pas de fonds et vit dans la peur constante. Diplômé de l’université de Mossoul, il s’inscrit à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) pour poursuivre ses études.
« Une chance »
Là-bas, il fait la connaissance d’un couple d’étudiants senior, qui lui propose des leçons de français. La femme de ce couple, une ancienne biologiste, lui parle de Pause. Omar Mohammed s’y inscrit et est l’un des premiers candidats à y être accepté, en 2017.
« Faire partie de ce programme a été une chance », dit-il. « À ce moment-là, j’avais démarré un doctorat d’histoire ottomane moderne, mais je n’avais pas de petit boulot, aucune ressource financière. Pause a considérablement changé mon quotidien. Il m’a aidé à m’adapter au système universitaire français, m’a permis de communiquer plus facilement en anglais et de maîtriser la méthodologie académique française qui est complètement différente de ce que j’ai appris à Mossoul ».
Retrouver la stabilité
Omar Mohammed insiste sur l’importance de l’accompagnement et l’aide à l’insertion qu’il a reçue. Cette opportunité a été pour lui le moyen de retrouver une vie stable, un revenu financier, mais aussi de dépasser les difficultés qu’il avait à une époque où la notion de danger était encore pressante.
« Les membres du programme ont respecté mon anonymat. Je ne pouvais pas révéler mon vrai nom et malgré cela, ils m’ont aidé. Quand je suis arrivé, je ne parlais à personne. Il m’arrivait de passer des semaines dans mon appartement. Mon superviseur m’a toujours soutenu, il m’encourageait à sortir. Au travers des formations, des ateliers, des invitations à différents évènements, de l’accompagnement administratifs, Pause m’a simplifié la vie ».
Pouvoir voyager
Le doctorant explique avoir également obtenu un titre de voyage pour réfugié, document officiel qui permet de quitter la France, en seulement quatre mois. Aujourd’hui Yale World Fellow (boursier d’un programme international à l'Université de Yale pour les leaders mondiaux en devenir), Omar Mohammed a beaucoup voyagé notamment pour donner des conférences sur sa vie à Mossoul.
« C’est comme si j’avais été soudainement libéré, je pouvais me déplacer comme je le voulais. J’ai été au Parlement européen, au ministère britannique. J’ai été invité par des gouvernements aux États-Unis, en Russie », se remémore-t-il.
Un avenir professionnel se dessine
Je suis retourné à une vie normale. En mieux
Omar Mohammed a bénéficié du programme pendant deux années. Dans ce laps de temps relativement court, il est entré dans le monde universitaire français, a contribué à la rédaction d’articles scientifiques et a décroché un emploi comme assistant pédagogique à Sciences Po Paris.
« J’ai été intégré à la communauté scientifique, dans un environnement accueillant. J’ai obtenu un travail pour lequel je n’aurais pas su postuler sans l’aide de Pause. Je n’aurais jamais cru que tout cela puisse arriver. Je suis retourné à une vie normale. En mieux ».
Aujourd’hui, Omar Mohammed finit son doctorat et se voit par la suite enseigner à l’université. Il reste un activiste pour les droits de l’Homme et travaille comme consultant à l’Unesco pour le réapprovisionnement de la bibliothèque centrale de l’université de Mossoul.
« Je me vois professeur, parce qu’enseigner est un acte d’amour. L’année prochaine, je finirai mon doctorat et continuerai mes recherches sur l’extrémisme et je pourrais demander la citoyenneté française », résume-t-il.
Dans l’actualité : la coopération entre programmes d’aides aux chercheurs en exil
Début juin s’est tenu le premier forum d'InspirEurope. Cette initiative visait à coordonner les efforts entre programmes européens et nationaux de soutien qui viennent en aide aux chercheurs en danger.
Lancé en octobre 2019, InspirEurope regroupe dix organisations partenaires européennes, dont le programme Pause. Il est financé dans le cadre des actions Marie Skłodowska-Curie de la Commission européenne.
A l’occasion du forum, Anne-Sophie Barthez, directrice générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle, a rappelé l’urgence d’agir pour l’insertion professionnelle des chercheurs en exil : « S’il est un défi dans le défi, c’est celui de l’insertion professionnelle de nos hôtes au-delà de leur intégration dans nos programmes, c’est celui de la sérénité et de la stabilité au-delà de l’urgence » .
Un parcours de recherche instable
Un parcours plus que réussi et une insertion professionnelle dans le milieu académique qui se profile : dans le cas d’Omar Mohammed, le programme Pause a excédé toutes les espérances initiales.
Ce qui n’est pas le cas pour tous les chercheurs en exil, comme Ali* qui n’a pas pu aller jusqu’à l’aboutissement de son projet de recherche en France. Il reste cependant très positif en revenant sur cette opportunité.
Ali est un chercheur de nationalité iranienne spécialisé dans la réalité virtuelle au service de l’éducation sportive. Après avoir complété son doctorat et travaillé comme assistant de recherche à l'université de Porto, il candidate, en 2017, pour un projet de postdoc à l’université d’Aix-Marseille au sein de l’institut des sciences du mouvement Etienne-Jules Marey (unité mixte de recherche avec le CNRS). Alors que le contrat touche à sa fin, il reçoit un courriel présentant Pause.
« C’est à ce moment que je me suis rendu compte que ça me concernait : je ne pouvais pas retourner dans mon pays. Comme je n’ai pas fait mon service militaire à la fin de mes études, je risque de ne pas pouvoir retourner en Europe si je pars en Iran. J’en ai donc discuté avec mon directeur de recherche ».
D’abord, il ne pense pas être éligible à un programme dédié aux chercheurs en exil. C’est donc avec surprise qu’il apprend que ses recherches seront financées une année de plus par Pause. Car vivre à l’étranger est une chose, mais se rendre compte que retourner chez soi n’est plus une option en est une autre.
« Après quelque temps, j’ai commencé à m’interroger. Est-ce vrai, suis-je en exil ? Je ne me considère pas comme quelqu’un de politique. Et puis, ce terme a une signification négative, personne ne veut être poussé hors de son pays. Avec le recul, je me suis rendu compte que oui, je suis en exil et que c’était une bonne idée de postuler à Pause », affirme-t-il.
Une opportunité pour continuer une année de plus
Dans l’expérience de Ali, le programme Pause n’a pas servi d’élément d’intégration dans le milieu académique ni de moteur pour l’insertion professionnelle. Le chercheur, qui avait déjà noué des contacts, a avant tout eu l’opportunité de poursuivre ses travaux à l’Université d’Aix-Marseille une année de plus.
L’opportunité de participer à un projet artistique : Restrica
« Je suis très reconnaissant d’avoir eu cette possibilité d’être accompagné par Pause, mais je suis resté discret, je ne voulais pas attirer l’attention. J’ai pu continuer mon postdoctorat en étant payé, mieux qu’avant. J’ai aussi eu l’opportunité de participer à un projet artistique : Restrica, initié par la chercheuse Pascale Laborier et le photographe berlinois Pierre-Jerôme Adjedj, dont l’objectif est de mettre des mots et des images pour témoigner de l’exil scientifique contraint ».
Un délai de réponse trop long pour une deuxième année de Pause
À la fin de cette première année comme lauréat du programme Pause, Ali postule pour une deuxième année de financement qu’il obtiendra… mais trop tard. « Je n’ai pas eu de retours donc j’ai postulé à d’autres positions, j’ai eu une réponse positive du Royaume-Uni avant celle de Pause donc j’ai accepté. Si le processus était plus rapide, je serais peut-être encore en France », explique-t-il.
Il continue cependant à échanger régulièrement avec son directeur de recherche et à publier à propos de ses recherches à l’Université d’Aix-Marseille. Dans un contexte de crise sanitaire qui rend la situation des chercheurs instable, il recherche un poste d’enseignant-chercheur pérenne.
La création et l’objectif de Pause
En France, l’engagement pour le soutien des scientifiques en danger a pris forme en 2017 avec la création du Programme national d’accueil en urgence des scientifiques en exil (Pause).
Financé par les pouvoirs publics, avec l’appui de la société civile, et de l’Union européenne, à travers le Fonds asile migration intégration, ce programme est né d’un appel de la communauté de l’enseignement supérieur et de la recherche et a été lancé par Thierry Mandon, alors secrétaire d’État à l’enseignement supérieur et recherche. Il est porté par le Collège de France.
C’est sous la forme de financements incitatifs aux établissements d’enseignement supérieur et aux organismes de recherche que Pause agit pour favoriser l’accueil des chercheurs en exil.
Un besoin d’accompagnement pour l’insertion professionnelle jusqu’en dehors de la recherche
Comme Mohammed Omar et Ali, Souad Odeh se trouvait déjà en France avant de prendre part au programme Pause. Cette chercheuse en science de l’information et de la communication a effectué sa thèse à l’université Lyon 2 en 2004. Elle est ensuite rentrée en Syrie, son pays d’origine, où elle a enseigné comme maîtresse de conférences avant de rejoindre, en 2012, le pays de son époux : l’Irak.
En 2014, la guerre civile faisant rage, elle contacte ses directeurs de thèse, Jean-Michel Salaun et Ghislaine Chartron, qui l’aident à trouver un contrat de six mois en tant que chercheur invité au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) de Paris. Ainsi, Souad Odeh peut venir en France avec sa famille, munie d’un visa scientifique.
« J’ai pu rester sans demander l’asile grâce à ce contrat-là », témoigne-t-elle. « Après ce premier travail, il fallait que je trouve un travail dans le domaine académique vu les contraintes administratives liées à ma carte de séjour, j’ai ainsi pu décrocher un contrat de chercheuse invitée à l’institut d’études avancées le Collegium de Lyon.
À la fin de contrat, en 2017, j’ai travaillé à l’université de Lyon en tant qu’attachée temporaire de recherche et d’enseignement (Ater). J’ai ensuite pu rester en France avec le statut de réfugiée politique, mais je voulais continuer dans ce domaine de la recherche et de l’enseignement, c’est à ce moment que j’ai intégré Pause, pour l’année scolaire 2017-2018 ».
Le concours de maître de conférences « mal adapté pour les chercheurs en exil »
Au moment où elle rejoint Pause, Souad Odeh n’en est pas à sa première opportunité dans le milieu académique français. Au contraire, depuis 2014, elle multiplie les heures de cours, avance dans ses recherches et publie des articles scientifiques.
Non, pour elle, le programme n’est pas un moyen d’insertion professionnel : c’est une dernière chance. Après avoir passé deux fois le concours de maître de conférences en 2016 et en 2017, cette année de financement supplémentaire lui permet de continuer à évoluer dans le monde universitaire et de tenter une fois de plus la titularisation. Avec une famille à charge, elle ne peut se permettre de rester dans une situation instable plus longtemps.
Si on juge les chercheurs en exil sur leurs articles publiés, ils ne seront pas compétitifs
Malheureusement, Souad Odeh se retrouve bien classée, mais sans être retenue. Elle regrette que les années qu’elle a passées en Syrie et en Iraq, où elle a fait peu de recherche, lui portent préjudice.
« Le concours MCF est très centré sur la recherche et, en Syrie et en Iraq où j’ai enseigné pendant 10 ans, j’ai moins publié qu’un candidat qui travaille généralement cinq ans en postdoc avant de réussir le concours de maitre de conférences. Mais j’ai rattrapé mon retard depuis 2014…
Il faudrait juger les chercheurs en exil sur leur capacité à poser de nouvelles problématiques de recherches, et à enseigner, et non sur la quantité de travaux de recherche déjà effectués. Cette problématique est commune à tous les chercheurs qui sont de pays où le fonctionnement est différent : si on les juge sur le nombre d’articles publiés, ils ne seront pas compétitifs. Ce qui est dommage, car la recherche en France a besoin d’un avis extérieur, d’un avis neutre ».
Une aide à la recherche d’emploi dédiée
Dans sa recherche d’un emploi, Souad Odeh a particulièrement apprécié l’accompagnement spécifique aux chercheurs en exil, qui est une extension du programme Pause. En partie grâce aux conseils et à l’aide personnalisée dont elle a bénéficié, la chercheuse travaille depuis début 2020 pour FI Group, une société de consulting en financement de l’innovation.
« Ce suivi adapté aux lauréats cherchant des opportunités dans les entreprises privées m’a aidé à m’orienter, à savoir comment présenter mes compétences en recherche et en formation pour qu’elles soient mieux appréciées.
On nous apprend à faire “notre marque” pour être repérés par les entreprises. Les formateurs ont des compétences spécifiques qui correspondent à nos besoins. Ils comprennent les problématiques des chercheurs. C’est aussi un endroit d’échange entre les lauréats du programme. Psychologiquement, c’est un soutien ».
Pause en chiffres
• 211 chercheurs sélectionnés depuis la création du programme ;
• dont 102 pour une deuxième année ;
• 45 % de femmes et 55 % d’hommes ;
• 33 % de doctorants, 44 % de maîtres de conférences et 23 % de chercheurs confirmés et professeurs des universités.
Financement :
• 10 millions d’euros au total, venant du Mesri et de fonds européens ;
• 2 millions annuels de dotation du Mesri depuis 2018 ;
• Mais pas de visibilité pour 2021.
*Pour des raisons d’anonymat, son prénom a été changé.