Enseignant-chercheur et négociateur : dans les coulisses de la COP26
Par Marine Dessaux | Le | Rse - développement durable
C’est un ovni au sein de la COP26 : Adel Ben Youssef est négociateur pour la Tunisie de la hautement stratégique loi Finance climatique, mais représente aussi son établissement, l’Université Côte d’Azur. L’enseignant-chercheur revient sur l’évolution de ses fonctions ainsi que sur le rôle à jouer des universités dans « la nouvelle gouvernance mondiale ».
Tenter de faire pencher la balance des négociations au cœur de la COP26, qui se tenait à Glasgow du 1er au 13 novembre dernier… C’est le rêve, peut-être un peu fou, d’un universitaire franco-tunisien que Campus Matin a rencontré.
Bien sûr, les enjeux de changement climatique et de transitions mobilisent de plus en plus les universités, mais les transformations à opérer sont énormes. Et surtout, tous les établissements n’ont pas l’opportunité de peser sur le sujet.
Adel Ben Youssef, maître de conférences en économie de l’Université Côte d’Azur (UCA), est le seul enseignant-chercheur français au sein d’une des parties (décideurs officiels), en tant que négociateur. Un rôle qu’il a obtenu grâce à son expertise dans les questions environnementales et sa double nationalité, franco-tunisienne. Il fait partie de la délégation officielle de la Tunisie et représente, dans le même temps, son université :
« Lorsque cette opportunité m’a été offerte, j’ai voulu me rendre sur place, non pas à titre personnel, mais en associant mon université. Je suis allé voir le vice-président de l’époque et je lui ai dit : “Je vais à la COP, il ne faut pas rater cela“. Une vision qu’il partageait. », retrace-t-il.
De soutien à négociateur principal
La collaboration d’Adel Ben Youssef avec la Tunisie débute en 2017, à l’occasion de la COP23 à Bonn. Il se voit d’abord confier le rôle de conseil mais, progressivement, ses fonctions évoluent. « On m’a initialement demandé d’encadrer et de faire bénéficier de mon expertise la jeune équipe, raconte l’enseignant-chercheur. J’ai été amené à prendre en main le dossier de la finance climatique ,car il y avait un besoin urgent de renforcer le traitement de ce sujet. Je suis au fur et à mesure devenu le principal négociateur sur cette question qui est la plus stratégique et la moins consensuelle ! »
Un engagement au cœur des enjeux d’avenir mais qui représente également une charge non négligeable. « Négocier est un processus complexe qui se prépare et se déroule sur toute l’année », relève Adel Ben Youssef. D’ailleurs, au lendemain de la fin de la COP, les négociations se poursuivent encore !
Pour autant, l’enseignant-chercheur n’est pas déchargé de cours et continue ses travaux de recherche… étroitement liés à son poste un peu particulier.
« En tant qu’enseignant-chercheur, cela m’apporte beaucoup car je suis en plein terrain de recherche avec un accès à des informations de première main. Je prépare par exemple un article sur la définition de la finance climatique, qui fait encore débat aujourd’hui, et un autre sur l’efficacité de l’action climatique des ONG. »
Une délégation niçoise à la COP26
Cette année l’enseignant-chercheur ne s’est pas rendu seul à Glasgow. Pour la première fois, l’Université Côte d’Azur (UCA) a envoyé une délégation d’observateurs composée d’étudiants, d’enseignants-chercheurs et personnels.
Parmi eux, Cécile Sabourault, vice-présidente développement international, et Samira Karrach, directrice des projets transversaux de l’Idex, également membre partie aux négociations gouvernementales au sein de la délégation tunisienne.
Une présence qui s’inscrit dans stratégie d’influence de l’établissement, notamment à travers les réseaux dont il est membre comme U7+, coalition de présidents d’universités dans le monde s’engageant dans la justice intergénérationnelle, ou Udice, l’association réunissant les projets Idex. Avec ces derniers ont respectivement été produits :
- une déclaration sur le changement climatique et la durabilité ;
- et un ”position paper” sur les thèmes transversaux au programme de la Conférence (science et innovation ; jeunesse ; engagement de la société civile ; villes, régions et environnement bâti ; financements).
Des étudiants également impliqués
Au sein de l’institut Gredeg (unité mixte de recherche CNRS-UCA), « nous avons monté un cours sur la négociation climatique », indique Adel Ben Youssef. Dans ce cours les étudiants se penchent sur les textes actuels. Une opportunité par la suite d’assister aux négociations officielles pour certains. Ce dont ont fait l’expérience trois étudiants cette année, ayant accompagné leur enseignant avec l’étiquette de négociateurs.
D’autres étudiants ont également eu l’occasion de faire leurs armes et de développer une expertise. C’est notamment le cas de Slim Ben Youssef spécialisé dans la thématique « action for climate empowerment » (initiatives pour l’action climatique, en français). Et de Kenza Benmoussa, étudiante en sciences de la communication, chargée de parler des actions de l’université auprès des décideurs publics : le maire de Londres, Sadiq Khan, et John Kerry, envoyé spécial du président américain Joe Biden pour le climat, pour ne citer qu’eux !
La contribution des établissements du supérieur aux enjeux de la COP
Au sein de la conférence des parties (COP), il est important de bien comprendre la différence entre les acteurs : les parties d’un côté, qui participent aux prises de décisions, et les observateurs, de l’autre, qui jouent un rôle de lobby et de valorisation d’initiatives.
Souvent, les universités sont cantonnées au rôle d’observatrices. Ce sont en premier lieu les établissements anglophones qui réussissent à se trouver au cœur des négociations. Et pour cause : c’est au sein de l’Union européenne que se positionne la France, qui ne possède pas de représentant propre. Il est donc plus difficile pour un enseignant-chercheur Français d’obtenir une place qu’un Américain.
Néanmoins, « mon objectif est de permettre à mon université d’arriver au cœur de la COP », témoigne Adel Ben Youssef. En effet, l’enseignant-chercheur estime qu’il est possible pour les établissements du supérieur de participer à ce qu’il considère comme « un tournant pour la gouvernance mondiale ».
« Dans le processus des COP, les membres non officiels comme les universités peuvent avoir tout autant de poids que les décideurs publics. Aujourd’hui, une vingtaine d’universités françaises sont présentes comme observatrices. La prochaine étape est d’apporter de sérieuses contributions sur la table. Pour cela, il va cependant falloir rompre des habitudes et positionner le supérieur dans les lieux de décision. »
Interrogé sur les nombreuses réactions qui jugent d’un manque d’actions concrètes issues de cette conférence pour l’environnement, Adel Ben Youssef dit ne pas douter pas de son importance : « La COP, ce n’est pas de l’évènementiel comme l’exposition universelle de Dubai ! C’est la future gouvernance mondiale et le rôle des universités est d’en être acteurs. Il y a énormément de potentiel en France qui est non exploité alors que les sphères d’influence sont nombreuses par ces canaux-là. Cela nécessite d’être très pragmatique à l’anglo-saxonne et d’exploiter nos ressources jusqu’au bout ».
Une task force à développer ?
« Je rêve d’une task force dédiée à la négociation climatique, qui permettrait de distiller des idées pour les porter au niveau international, les soumettre à l’ensemble des parties », exprime le négociateur.
Pourtant, aujourd’hui, Adel Ben Youssef ne peut pas déployer autant d’énergie à la COP qu’il le souhaiterait.
« Je repars à Bonn en mai 2022 pour la suite des négociations et on parle maintenant d’ateliers entre chaque session. Il va falloir réfléchir à renforcer ou non mon implication. Aujourd’hui, on ne peut pas tâtonner si on veut avoir un véritable impact. Maintenant, c’est à la présidence de l’université de décider si elle veut s’impliquer encore plus ou si sa présence actuelle lui convient. Nous sommes pour l’heure dans une sorte d’expérience pilote et il s’agit de voir comment cela va se structurer. »
Comment aller plus loin ? En mobilisant un budget et des étudiants. L’enseignant-chercheur souhaiterait aussi voir émerger une vice-présidence climat.
Par ailleurs, « autre avantage pour l’enseignement supérieur de se positionner dans ce lieu stratégique : l’université est un lieu de création de technologies et les pays présents à la COP ont besoin de ces technologies pour s’adapter. C’est un moyen de valoriser la recherche à l’échelle internationale », souligne-t-il.
Une expérience unique et « extraordinaire »
Où que mène cette expérience, Adel Ben Youssef témoigne d’une chance unique : celle d’observer les coulisses de la coopération internationale. « Pouvoir être dans ces lieux, notamment pendant le « off » est une chance extraordinaire. On assiste à des moments clés dans les coulisses, participe à des élections de postes stratégiques, etc. Sous nos yeux, se joue une forme de pièce de théâtre, des prises de becs autour des tables de négociation, puis des échanges cordiaux autour d’un café. Le don d’ubiquité des négociateurs est impressionnant : les grandes délégations ont entre 20 et 40 personnes en back office et le négociateur doit en quelques minutes agréger les positions via plusieurs groupes Whatsapp et rebondir directement », raconte-t-il.
Aux universités qui voudraient s’investir également, l’enseignant-chercheur conseille :
« Augmentez votre présence dans les évènements, soyez dans le processus. Au-delà, il est possible d’influencer les résultats des négociations, cela est beaucoup plus dur et plus fin… mais c’est réalisable ! Car l’université est un lieu de création de richesse de savoir et, potentiellement, d’influence sur le monde réel ».