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Concours d’agrégation : la suppression de la leçon de 24 h met les juristes en émoi

Par Théo Haberbusch | Le | Concours/recrutement

La communauté des juristes est divisée : doit-elle conserver la mythique leçon en loge de 24 h qui donne son caractère unique au concours d’agrégation ? Ou, au contraire, y renoncer, comme d’autres disciplines, afin de s’aligner sur le calendrier des universités et préserver le reste de ce concours national ? Derrière ce débat spécifique, pointe la question récurrente du rapport de force entre facultés et universités.

La leçon en loge de 24 h a fait l’objet de rapports critiques mais a aussi de fervents défenseurs - © Université de Montpellier / Photothèque France Universités
La leçon en loge de 24 h a fait l’objet de rapports critiques mais a aussi de fervents défenseurs - © Université de Montpellier / Photothèque France Universités

C’est un concours emblématique, « mythique » pour certains, « l’un des plus beaux de la République », selon un professeur d’université : l’agrégation du supérieur. En droit, gestion et science politique (l’économie l’a abandonné), elle permet de devenir professeur des universités. 

Pour les candidats, décrocher le Graal impose de franchir des épreuves successives dont l’une, conservées dans les seules disciplines juridiques, s’apparente à un marathon intellectuel : la leçon en loge de 24 h.

Des candidats engagés « corps et âme »

Imaginez : « On tire un sujet le matin à 9 h, on le rend le lendemain à 9 h. Entre-temps, on peut faire ce que l’on souhaite, consulter qui l’on souhaite, en ayant une analyse portant sur tous les domaines du droit », décrit Thomas Clay, professeur à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et grand avocat de l’épreuve.

Le candidat passe donc une journée et une nuit à rédiger sa leçon, qu’il présente ensuite devant un jury de pairs pendant 45 minutes.

Loïc Cadiet a présidé le jury du concours national d’agrégation 2021 en droit privé et sciences criminelles. Sur 181 candidats, 28 ont été admis à l’issue des épreuves.  - © Ministère de la justice
Loïc Cadiet a présidé le jury du concours national d’agrégation 2021 en droit privé et sciences criminelles. Sur 181 candidats, 28 ont été admis à l’issue des épreuves. - © Ministère de la justice

« La main », « la nuit », « la mémoire », « la vérité », « les troubles », « le climat », « la vulnérabilité »…autant de thèmes possibles qui vont être traités par le candidat avec l’aide d’une équipe qu’il aura constituée et réunie. « Une expérience humaine individuelle et collective qui engage les personnes corps et âme », selon Loïc Cadiet, professeur à l’École de droit de la Sorbonne et président du jury du concours 2021 en droit privé et sciences criminelles, qui s’est exprimé devant les candidats 2022

Malgré son caractère exceptionnel, les juristes, qui l’appellent familièrement « la 24 h », sont aujourd’hui très divisés sur son maintien ou non. Un projet d’arrêté prévoyant sa suppression sème en effet le trouble depuis sa diffusion en janvier. Le texte, détaillé par News Tank (abonnés), a été préparé par la Direction générale des ressources humaines (DGRH) du ministère sur la base de travaux de la Conférence des doyens de droit

Les critiques sur la leçon de 24 h

La suppression de la leçon de 24 heures est en débat depuis de nombreuses années. Plusieurs rapports de présidents de jury d’agrégation en ont pointé les failles : l’inégalité entre les candidats, ceux venant de région devant supporter un coût important et n’ayant pas accès facilement à des locaux pour composer pendant la nuit ; la durée excessive du concours, qui s’étale sur l’année ; la lourdeur de la tâche pour les membres du jury ; sa qualité scientifique peu évidente…

La suppression ayant déjà eu lieu pour l’agrégation de science politique et la crise sanitaire ayant imposé, en 2020, de ne pas l’organiser en droit public, « la 24 h » avait déjà du plomb dans l’aile. Un groupe de travail comprenant des représentants de la Conférence des doyens et les présidents de section au Conseil national des universités (CNU) des disciplines concernées a été créé fin 2019. Et a opté pour la disparition de l’épreuve « reine ».

« Ce groupe de travail n’a pas préconisé la suppression de la 24 h par gaieté de cœur, mais par raison. Le principe de réalité l’a emporté », assure Loïc Grard, président de la section 2 du CNU droit public et du groupe 1 droit privé et public, histoire du droit et science politique.

En supprimant cette épreuve, le calendrier de l’agrégation pourrait être aligné « au chausse-pieds » sur celui que pratiquent les universités. Le concours pourrait à l’avenir démarrer en janvier et finir début juillet. Il resterait trois épreuves : une sous-admissibilité, une leçon pour l’admissibilité et une leçon de 8 h pour l’admission.

Nombres de postes à pourvoir : le grand flou

Particularité du concours national d’agrégation aujourd’hui : le nombre de postes à pourvoir n’est pas connu au début du processus…mais à la fin. 

Exemple, exposé par Jean-Christophe Saint-Pau, président de la Conférence des doyens de droit : « Lors du concours de droit public 2019, seulement six emplois ont été présentés au début du concours et il a fallu se serrer les coudes et motiver les établissements pour arriver à 18 emplois. Ce qui est un maximum, car il n’est pas possible d’avoir plus de trois fois le nombre d’emplois proposés au début du concours. Ainsi, il y a [en 2022] 12 emplois en droit public, ce qui fait que l’on ne pourra pas aller au-delà de 36 au total. »

Cela s’explique essentiellement par une question de plan de gestion des emplois, puisque les universités arbitrent sur les emplois qu’elles vont proposer en différents modes de recrutement, entre juillet et décembre. Or, le ministère demande des postes au concours aux universités au mois de juillet, c’est-à-dire à un moment où les arbitrages n’ont pas commencé dans tous les établissements.

« La position des établissements est de ne pas proposer d’emploi au concours tant que ces arbitrages ne se réalisent pas », résume Jean-Christophe Saint-Pau.

Les opposants ont donné de la voix

Mais les opposants ont su se faire entendre, à tel point qu’à quelques semaines de la présidentielle, la parution de l’arrêté a été discrètement suspendue par le ministère. 

Mustapha Mekki a mis en ligne les préparations au concours 2022  - © D.R.
Mustapha Mekki a mis en ligne les préparations au concours 2022 - © D.R.

« Le sujet divise, il n’y a en réalité pas du tout de consensus », affirme Mustapha Mekki, directeur des relations extérieures à l’École de droit de la Sorbonne (Université Paris 1 Panthéon Sorbonne).

« La Conférence des doyens (dont j’ai été membre longtemps) s’est battue pendant des décennies pour conserver les spécificités du droit et donc des agrégations du supérieur, et, en supprimant une épreuve (la plus symbolique d’entre toutes), elle promeut une conception dégradée du recrutement des professeurs d’université au nom de contingences administratives », attaque Thomas Clay, qui s’inquiète d’une disparition pure et simple de l’agrégation.

S’il reconnait une « inégalité de traitement réelle entre les candidats », Mustapha Mekki estime que « la 24 h » doit être défendue. Et avance des solutions : que les labos financent les candidats, que les universités parisiennes fournissent des salles de travail la nuit, que les préparations soient ouvertes à tous… Le professeur de droit a d’ailleurs donné l’exemple en diffusant et rendant disponible celle de Paris 1 en droit privé et sciences criminelles. 

L’enjeu des relations disciplines - universités

Derrière ce débat propre aux juristes, c’est la montée en puissance des universités depuis leur accession à l’autonomie en 2007 et leurs relations aux disciplines juridiques qui semble se jouer. Les premières ont des compétences en ressources humaines et ont une volonté de contrôler leurs recrutements, le rôle du CNU ayant tendance à s’affaiblir.

La récente loi de programmation de la recherche (LPR) l’a acté, puisqu’elle « valorise le recrutement de professeurs d’université par la seule possession de la HDR », et prévoit la suppression de la qualification par le CNU, note Jean-Christophe Saint-Pau, président de la Conférence des doyens de droit. 

Deux juristes de Paris 2 Panthéon-Assas, Jean-François Cesaro et Pierre-Yves Gautier, mettent aussi en avant l’enjeu institutionnel, dans une tribune publiée par Le Monde :

Thomas Clay a été administrateur provisoire de l’Université Paris 1 et conseiller spécial de Thierry Mandon - © D.R.
Thomas Clay a été administrateur provisoire de l’Université Paris 1 et conseiller spécial de Thierry Mandon - © D.R.

« Les facultés de droit et de gestion qui, encore aujourd’hui, parviennent de manière inespérée à donner un avenir professionnel à des centaines de milliers d’étudiants, et ce, sans leur imposer une sélection par l’argent, ne méritent pas qu’on leur ôte encore un peu plus de ce qui subsiste de leur éclat. »

Même argumentation pour Thomas Clay : « Ce qui est en jeu c’est la disparition de l’agrégation du supérieur, ce serait dramatique. Ce qui m’étonne c’est que l’idée émane de la conférence des doyens, car ce sont les facultés qui seront fragilisées ! C’est le syndrome de Stockholm. »

Personnellement attaché à la leçon de 24 h, Loïc Cadiet, le président du jury 2021, estime malgré tout qu’aucune proposition sur la table n’assurerait une égalité parfaite entre les candidats. « Le concours peut évoluer : rien ne sert d’être sourd aux différentes critiques qui mettent en cause le principe même de son existence, y compris à l’intérieur des facultés de droit. » Et de conclure : « Mieux vaut un concours modifié que supprimé. »

Évolution du décret statutaire

Alors que certains, comme la sociologue Christine Musselin, plaidaient purement et simplement pour la suppression de l’agrégation du supérieur, c’est plutôt une évolution en douceur qui se profile.

Le décret statutaire des enseignants-chercheurs, modifié le 23 février, prévoit :

• que les sciences économiques sortent du dispositif des concours nationaux d’agrégation,

• que les sciences politique et de gestion assouplissent leur contingentement en passant au maximum, d’une place ouverte au concours pour une place à l’agrégation, à deux places au concours pour une à l’agrégation.

Plus largement ce texte, pris en application de la LPR, change les modalités de recrutement des maîtres de conférences et enseignants-chercheurs assimilés titulaires : ils sont dispensés d’inscription sur la liste de qualification aux fonctions de professeur des universités.