De chercheur à enseignant-chercheur… et vice-versa !
Par Catherine Piraud-Rouet | Le | Concours/recrutement
Avoir les deux pieds dans la recherche et se consacrer à 100 % à ses projets, ou bien avoir un pied dans la recherche et l’autre dans l’enseignement : deux positions entre lesquelles certains enseignants-chercheurs n’ont pas voulu trancher. Ou, plus exactement, ont choisi, à un moment de leur carrière, de basculer dans le « camp » d’en face. C’est le cas de nos trois témoins.
Il est beaucoup plus fréquent de voir des chercheurs opter pour l’enseignement universitaire - à des postes de maîtres de conférences (MCF) ou, le plus souvent, de professeurs (PR) - que l’inverse. Les raisons en sont multiples : rareté des opportunités de promotion au CNRS, même avec un excellent dossier ; plus grande liberté de recherche à l’université qu’en organisme ; attrait de la transmission des savoirs ; reconnaissance du statut d’enseignant-chercheur, plus facile à atteindre que celle de ses recherches…
Campus Matin a néanmoins trouvé un panel illustrant les deux cas de figure :
- Joël Fleurence, anciennement chercheur en biologie des organismes à l’Ifremer et depuis 2002 professeur (PR) en biologie et génétique à l’université de Nantes.
- Lounès Tadrist, anciennement directeur de recherche (DR) en mécanique énergétique au CNRS et depuis 2005 enseignant-chercheur dans le même domaine à Polytech Marseille (Aix-Marseille Université).
- Lingai Luo, anciennement enseignante-chercheuse en énergétique à l’Université Savoie-Mont-Blanc et depuis 2012 directeur de recherche en énergie thermique et génie des procédés au CNRS.
Parcours, concours et conseils : la parole est aux témoins !
Leur parcours initial, avant de changer de carrière
« Un domaine pionnier »
Joël Fleurence raconte : « Au début des années 1990, après un doctorat en biologie des organismes et physiologie, je me suis spécialisé dans la recherche sur la valorisation des algues dans le domaine alimentaire, au CEVA (Centre d’études et de valorisation des algues), puis à l’Ifremer. Un domaine pionnier et qui me passionnait. »
Lounès Tadrist est entré au CNRS en 1984 après sa thèse de 3e cycle, dans le domaine de la thermique et des technologies de l’énergie. « Être chercheur à plein temps, c’était pour moi avoir toute latitude pour faire des travaux de recherche dans le domaine des technologies de l’énergie », se souvient-il. Avec l’espoir, comme pour tous les chercheurs, de voir ses travaux de recherche « aboutir sur des découvertes de résultats originaux mais aussi porteurs de retombées sociétales ».
« Ce qui faisait aussi le sel du métier, c’étaient le travail en équipe, les brainstormings avec mes collègues au laboratoire, la rencontre de chercheurs dans les conférences et colloques en France d’abord, puis à l’international. »
Une enseignante-chercheuse qui a baigné dans la « culture du CNRS »
Lingai Luo a été enseignante-chercheuse pendant 21 ans. Après sa thèse, elle exercé des fonctions d’Ater puis de maîtresse de conférence à l’Université de Nancy (devenue Université de Lorraine), avant de décrocher un poste de professeure des universités à Chambéry (Université de Savoie Mont-Blanc) en 2003, pendant 9 ans.
« Très tôt, j’ai été baignée dans la culture du CNRS, de par mes activités de recherche à l’université, sur les thématiques génie des procédés, inertie, énergie solaire du bâtiment et du développement durable. En parallèle, j’ai contribué à créer un grand nombre d’enseignements et enseigné à des étudiants dans une trentaine de filières métiers. »
Pourquoi ont-ils choisi de se reconvertir ?
« Éveiller des vocation »
Joël Fleurence retrace la démarche qui l’a fait passer de la recherche à l’enseignement : « Je donnais déjà des cours en tant que vacataire à des étudiants de 3e cycle. J’ai toujours considéré qu’il fallait transmettre les résultats de la recherche. Outre la manière classique, via les publications, il m’importait de le faire de façon orale, dans le but d’éveiller des vocations. »
Pour sa part, Lounès Tadrist , dit avoir ressenti « le besoin d’un souffle nouveau », le besoin aussi de s’ouvrir vers de nouvelles activités professionnelles. « L’enseignement m’apparaissait une voie toute naturelle car cela me permettait de transmettre le savoir et l’expérience acquis à des jeunes. Et puis, la recherche est un métier dur, où les succès sont rares. C’est un métier où Il faut être capable de se relever de ses échecs en permanence. »
« Au bout de 21 ans, je ne me sentais plus de faire cette activité à plein temps. Je souhaitais poursuivre des activités de recherche tout en valorisant mon expérience en la matière. La voie la plus naturelle était de faire un métier d’enseignant-chercheur. Lequel me donnait également l’occasion d’être au contact des jeunes. »
« Ce n’était plus tenable »
Lingai Luo, au contraire, a voulu se recentrer, usée par l’accumulation de missions. « Au total, je comptabilisais plus de 300 heures annuelles devant les élèves. En même temps, j’assumais la charge de direction du laboratoire et de tête de file de la recherche. Physiquement, mener de front les trois activités d’enseignement, d’administration et de recherche n’était plus tenable. »
Leurs démarches pour changer de corps
Lingai Luo change donc de voie et parvient à rejoindre le CNRS. « En 2012, j’ai saisi l’opportunité de l’ouverture, dans ma section, d’un poste de DR de première classe du CNRS. J’ai passé une sélection sur dossier, sans audition. Ce qui m’a d’ailleurs poussé à postuler, en parallèle, sur un poste de chargé de recherche, uniquement pour que mon projet soit réellement entendu, approuvé et reconnu, par le comité. »
Joël Fleurence décrit le parcours qui lui a, à l’inverse, permis de devenir professeur : « J’ai obtenu mon habilitation à diriger des recherches (HDR) ainsi que ma qualification aux fonctions de PR par les sections compétentes du CNU. Une fois la qualification obtenue, j’ai passé le concours sur le poste de PR à l’Université de Nantes. »
« J’ai quitté le CNRS après un détachement à l’université »
Lounès Tadrist retrace aussi son cheminement : « En 2005, après un détachement d’un an à l’université, j’ai quitté le CNRS pour devenir enseignant-chercheur à l’Université de Provence (aujourd’hui Aix-Marseille Université). J’ai obtenu facilement ma qualification aux fonctions de PR, j’encadrais des doctorants et j’enseignais à des élèves en master lorsque j’étais chercheur. Par ailleurs, l’obtention de ma thèse de doctorat d’État (en 1987) me donnait une équivalence de l’HDR ».
Leurs difficultés
Joël Fleurence le souligne, la charge de travail d’un enseignant-chercheur, même professeur, est importante. « Normalement la recherche doit faire la moitié de notre volume horaire, mais statutairement nous sommes tenus de faire 192 h équivalent TD/an, auxquelles s’ajoutent des charges administratives, ainsi que notre temps de recherches. En tant qu’enseignant-chercheur, je dois aussi composer avec la contrainte financière, d’où l’obligation de répondre à des appels d’offres nationaux ou européens. »
« J’ai dû me remettre à niveau »
En quittant la recherche pour l’enseignement, Lounès Tadrist a dû changer de posture : « L’expérience d’enseignement s’opposait à mon vécu de chercheur sur deux points essentiels. D’abord, je devais transmettre des concepts, mais en les vulgarisant et en les mettant en pratique. Ensuite, je devais procéder par approche par compétences, pour former des jeunes à un métier concret (en l’occurrence ingénieur), moi qui n’avais navigué que dans les hautes sphères du savoir. »
Il pointe le fait qu’en l’absence de formation pédagogique dédiée, il lui a fallu se « remettre à niveau » pour bien saisir les besoins de ses étudiants et leur apporter les outils d’apprentissage adaptés. « Je me suis documenté, notamment sur les nouvelles méthodes d’enseignement, comme par exemple la pédagogie de la classe inversée. »
Lingai Luo décrit, en revanche, une transition tranquille : « Je n’ai pas eu de difficulté particulière en passant de PR à DR. Le CNRS m’a d’emblée permis de développer mon projet de recherche dans les meilleures conditions. »
Quel bilan tirent-ils de leur reconversion ?
« Une liberté très importante à l’université »
Joël Fleurence ne regrette rien : « L’enseignement me donne le sentiment d’être utile. C’est une activité très enthousiasmante : vous apprenez aux étudiants des savoirs et à penser par eux-mêmes, mais ils vous apprennent aussi des choses. J’apprécie aussi beaucoup la liberté très importante dont je jouis pour choisir et défendre mes sujets de recherche. À l’université, la liberté d’action et d’expression est garantie constitutionnellement, ce qui n’est pas le cas dans un organisme de recherche. Par ailleurs, cette évolution de carrière équivaut à une promotion, tant en matière pécuniaire que de reconnaissance. »
« Je me suis pris au jeu »
Lounès Tadrist se dit également ravi. « Je me suis pris au jeu de l’apprentissage par projets, que je développe toujours. Pour ce faire, je m’appuie largement sur une approche pilier de mon expérience de chercheur, la démarche hypo-déductive que j’essaye de communiquer à mes élèves dans le cadre des projets. À savoir, face à une question à résoudre, émettre des hypothèses et vérifier si elles sont bonnes ou mauvaises. Si ce n’est pas le cas, formuler de nouvelles pour explorer une autre voie. »
« Libre de mon emploi du temps »
Lingai Luo aussi est très positive de son passage comme chercheuse à 100 %. « Je suis désormais libre de mon emploi du temps, beaucoup moins contraignant par rapport à celui des enseignants-chercheurs. Je participe aux conférences de mon choix, ainsi qu’à des comités internationaux, ce qui me permet de maintenir une vision large et en amont de mon champ de recherche. Je compte bien occuper les cinq années qu’il me reste avant la retraite à continuer à explorer de plus belle celui-ci. »
Leurs conseils à leurs collègues
Étoffer ses expériences
Joël Fleurence recommande de « soigner son parcours académique et de ne pas hésiter, tout en gardant son cœur de métier, à étoffer ce dernier par des expériences transverses. Les parcours atypiques et mobiles, tant dans le domaine thématique que géographique, sont enrichissants. »
S’initier à la pédagogie
Lounès Tadrist souligne que pour devenir enseignant-chercheur, « il faut avoir le réel désir de transmettre ses connaissances à des élèves et accepter de s’initier à la pédagogie ».
Il suggère de « commencer par réaliser des interventions limitées auprès d’élèves dans une formation spécialisée relevant de son domaine de recherche et élargir petit à petit ce champ, en adaptant ses enseignements au niveau des élèves. L’idéal est de s’appuyer sur un projet pédagogique innovant. »
Être passionné par la recherche
Enfin, Lingai Luo, rappelle qu'« il est très difficile pour un enseignant-chercheur de faire une reconversion de carrière vers le CNRS : rien que sur le nombre de publications, rares sont ceux aptes à être compétitifs avec les chercheurs. »
« J’ai été un cas particulier parce que je me suis toujours passionnée de recherche, ce qui m’a permis de monter un dossier scientifique de chercheur. Mais c’est au prix d’un travail acharné depuis une vingtaine d’années. Toutefois, il faut avoir le courage de tenter sa chance : une vie de chercheur est un honneur. »
L’accueil en délégation du CNRS pour les enseignants-chercheurs
L’accueil en délégation est un dispositif mis en place par le CNRS et qui propose aux enseignants-chercheurs, MCF et PR, de rejoindre l’organisme de recherche sur une durée déterminée (six mois à temps plein, 1 an à temps plein ou 1 an à mi-temps) pour se consacrer à un projet de recherche.
Pendant cette période, l’enseignant-chercheur délégué continue d’être rémunéré par son administration d’origine et cesse tout ou partie de son service d’enseignement afin de se consacrer à son projet, validé conjointement par le CNRS et son établissement. L’accueil en délégation est prononcé dans une unité du CNRS et fait l’objet d’une convention entre le CNRS et l’établissement d’origine de l’enseignant-chercheur.
Depuis plusieurs années déjà, le CNRS utilise ce dispositif pour conforter la politique scientifique qu’il partage avec les établissements du site : sujets en émergences, projets interdisciplinaires, projets dans les unités mixtes internationales…
En 2018-2019, cette procédure a concerné 741 enseignants-chercheurs.
« Il y a une passerelle via ce dispositif pour devenir chercheur au CNRS mais très peu ont lieu, un à deux par an environ », précise le CNRS.