Ils invitent les doctorants à chuchoter leur thèse
Par Marine Dessaux | Le | Doctorat
Du parcours de soin à l’expérience de thèse : Pierre Jarlan et Audrey Brugnoli, tous deux doctorants en recherche-création, ont imaginé un dispositif pour partager une expérience, avec ses hauts et ses bas. Aux visiteurs du festival Sacre de l’Université PSL, ils ont proposé d’écouter des doctorantes murmurer leur vécu. « Chuchoter ma thèse » permet selon eux de libérer la parole.
Une bulle noire surmontée d’une écriture en néon rouge : on peut y lire « public », comme pour dire « on air ». Puis plus bas, « studio ». En se rapprochant du cercle sombre, on aperçoit cinq personnes attablées autour de micros et dotées de casques audio.
En se munissant d’un casque à notre tour, nous nous immisçons dans une conversation intimiste. Des récits de thèse sont murmurés pour créer un cocon, propice aux confidences.
Un format imaginé par Pierre Jarlan, doctorant de l’École normale supérieure (ENS-PSL), et Audrey Brugnoli, doctorante de l’École nationale supérieure des arts décoratifs (Ensad). Tous deux participent au programme doctoral Sciences, arts, création, recherche (Sacre) de l’Université PSL, qui fêtait ses dix ans au travers d’un festival, le 17 novembre 2023, dans l’ancien théâtre de la Gaité Lyrique à Paris.
Un cheminement de l’art jusqu’à la recherche
Pour la première de Chuchoter ma thèse, quatre doctorantes passées par le programme Sacre retracent leur parcours. Sophie Larger, de l’École nationale supérieure des arts décoratifs, est revenue sur son envie d’aider les gens à vivre mieux grâce au design. « Maintenant que j’écris une thèse, je réfléchis à deux fois au sens d’un projet avant de l’accepter. »
Elle veut travailler à contre-courant de la tendance actuelle : « Le temps du projet a changé : en tant que designer, on travaille très seul, on envoie les dessins et on découvre nos objets finis parfois transformés. »
Les récits reviennent également sur le cheminement des doctorantes et ce qui les a poussées à poursuivre leurs désirs artistiques en dépit des injonctions familiales. Natalia Baudoin, de l’Ensad, explique comment le design s’est imposé en réponse à son « besoin d’ordre dans l’espace », mais aussi suite à une visite, enfant, dans le cabinet d’architecte de son frère. Bien qu’elle ait été mal orientée, elle finit par tracer son chemin jusqu’à la thèse, où elle se penche sur l’artisanat du sel en Bolivie.
Un même sentiment de solitude.
Ondine Simonot, de l’ENS-PSL, souligne le rôle inspirant de sa directrice de thèse. « Elle a une grande capacité à se remettre en question, à faire confiance aux gens. C’est une femme qui fait un milliard de choses qui a une vie de famille et une carrière. Malgré tout, elle réussit à ne pas être surplombante même en tant qu’encadrante. »
Célia Boutilier, de l’École nationale supérieure des beaux-arts, revient elle sur la découverte de la réalité des chercheurs et les points communs avec celle de l’artiste. « Je n’ai pas vu les différences entre les scientifiques et artistes telles que je pouvais les imaginer. Il y a un même sentiment de solitude, à être seul à se passionner sur un sujet, à sauter de joie quand une manipulation que personne ne comprend fonctionne. Beaucoup m’ont inspiré », rapporte la doctorante.
Face aux récits des autres doctorantes, Célia Boutilier observe un point commun : « la recherche du soi aboutit à des choses transmissibles, utiles et partageables ».
Un espace pour parler de ses doutes et démystifier des écoles prestigieuses
Pourquoi ce format chuchoté est-il approprié pour parler du vécu des doctorants ? Car « en tant que doctorants, nous avons peu d’espace pour parler de nos doutes, de ce qui nous préoccupe », estime Audrey Brugnoli, elle-même en quatrième année d’une thèse prolongée à cause du Covid.
« Nous sommes dans des écoles prestigieuses souvent très mystifiées, ces mythes sont à déconstruire », complète Pierre Jarlan, en deuxième année. Au-delà des échanges, la designer Léa Tricaud et Audrey Brugnoli retranscrivent en direct les confidences sous forme de mots clés et d’illustrations, rassemblés en une cartographie.
Un format qui, finalement, « incarne bien la recherche-création », estime Audrey Brugnoli. Car il permet de montrer la réalité du cheminement lors du doctorat. « Chuchoter ma thèse » s’inscrit ainsi dans une démarche de diffusion scientifique, mais pourra aussi être exploité comme un objet de recherche-création.
À l’origine du projet, ouvrir le dialogue sur le parcours de soin
Avant de s’adresser aux doctorants, le dispositif a été pensé pour interpréter le vécu psychique autour du parcours de soin. Un projet qui s’inscrit dans les actions du collectif artistique « Le Stéto », fondé par Audrey Brugnoli. Elle travaille avec des enfants malades, afin d’intégrer la recherche-création dans les hôpitaux.
C’est Pierre Jarlan qui imagine ce format. Diplômé d’un master en sciences cognitives, il est persuadé de l’intérêt de développer l’art dans la santé. « Dans ce milieu, beaucoup trouvent la recherche-création intéressante, mais il n’y a personne pour l’incarner. Comme si on ne pouvait pas faire les deux. Et pourtant, on en aménage beaucoup sans la nommer. »
En cherchant une manière d’explorer le vécu du soin via une démarche réflexive, le doctorant s’arme de micros et de casques et propose de chuchoter. « Cela crée une façon de s’exprimer différente — il n’est pas possible de parler vite par exemple — et une écoute particulière », souligne Audrey Brugnoli.
« Chuchoter le soin » est testé pour la première fois auprès d’étudiants lors de la PSL Week du 21 au 25 novembre 2022, un événement qui permet aux étudiants de découvrir les cours des établissements composants de l’Université PSL. « Il y a eu des moments d’échanges bouleversants autour du vécu du soin. Quand quelqu’un s’ouvre, les autres se sentent autorisés à se confier à leur tour », rapporte Audrey Brugnoli. Parfois jusqu’à devoir quitter la table.
« Nous avons été surpris de la profondeur des données », ajoute Pierre Jarlan qui considère que ce dispositif peut s’inscrire dans une démarche de soin.
Et pour la suite ?
Immédiatement après le premier épisode de « Chuchoter ma thèse », les réflexions fusent sur la façon dont pourrait évoluer le format. « Faire la cartographie en temps réel, c’est dense. Il faudrait peut-être la réaliser avec les participants, après la session. Pour “Chuchoter le soin”, un temps de feedback avait été nécessaire, cela pourrait être l’occasion », suggère Audrey Brugnoli.
Les enregistrements seront accessibles en ligne et hébergés par l’école doctorale, « après la mise en place de ce feedback avec les participants et le montage sonore », indique Pierre Jarlan.
Il ajoute : « Pour “Chuchoter le soin”, nous avions fait un cadavre exquis, lu avec des voix différentes. Nous travaillons également sur notre prochain projet pour la PSL Week qui débute fin novembre. »
Le programme doctoral Sacre
Le programme doctoral Sacre de l’Université PSL vise à mettre en avant la recherche-création. Chaque année, une dizaine de doctorants entame une thèse. Parmi eux, des artistes, créateurs et interprètes, des théoriciens en sciences exactes, humaines et sociales.
Six grandes écoles nationales supérieures prennent part au programme : le Conservatoire national supérieur d’art dramatique (CNSAD), le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP), l’Ensad, l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son (La Fémis), l’École nationale supérieure des beaux-arts, et l’ENS-PSL.
L’objectif de Sacre est de « permettre l’émergence et le développement de projets originaux associant création et recherche ».