Avec les thèses binômées, encourager l’interdisciplinarité sans pénaliser les doctorants
Permettre à deux doctorants de travailler ensemble sur un même sujet tout en conservant une spécialisation reconnue dans leur discipline. C’est l’idée des « thèses binômées » expérimentées à l’Université Paris-Dauphine-PSL. Une manière d’encourager l’interdisciplinarité sans pénaliser les doctorants.

L’interdisciplinarité est une ambition souvent affichée, mais difficile à mettre en œuvre dans le cadre doctoral. Entre injonction à la spécialisation et cloisonnement des disciplines, les chercheurs en devenir peinent à naviguer dans un système qui valorise avant tout l’expertise pointue.
Jamal Atif, professeur des universités et vice-président en charge du numérique à l’Université Paris-Dauphine — PSL, présente un dispositif qui vise à dépasser ces problématiques : celui des thèses binômées.
Quelle est l’origine des thèses binômées ?
Jamal Atif : Cela fait des années que je réfléchis à la création de thèses binômées, partant du constat que malgré des efforts louables et nécessaires pour promouvoir l’interdisciplinarité, le bilan est pour le moins mitigé. Trop souvent, on a fait porter le risque sur les doctorants, qui pour une grande partie, à cause de la rigidité de notre système, ont vu leur carrière en recherche compromise, ou du moins davantage semée d’embûches en comparaison à ceux qui ont suivi une trajectoire plus classique.
Chaque doctorant soutient une thèse dans sa discipline, assurant une spécialisation claire.
Les thèses binômées proposent une approche différente. Chaque doctorant soutient une thèse dans sa discipline, assurant ainsi une spécialisation claire et reconnue. En parallèle, le travail sur un sujet transverse permet d’acquérir une compréhension approfondie des enjeux interdisciplinaires. L’objectif est qu’à l’issue de leur parcours, chaque doctorant apporte une avancée significative, reconnue par sa communauté scientifique et incontestable en termes de profondeur et de rigueur.
J’ai d’abord espéré mettre en place ce modèle lors d’un groupe de travail que j’ai co-coordonné sur l’implémentation du précédent contrat d’objectifs et de performance du CNRS, qui a mené à la création du centre AI for science, science for AI (Aissai). Finalement, ce n’est pas au CNRS que l’expérimentation a eu lieu, mais à l’Université Paris Dauphine-PSL, grâce à des financements issus du mécénat. Le projet a ensuite été repris à l’échelle de PSL dans le cadre de l’appel à projets Excellences.
Quelles ont été les étapes de la mise en place de ce dispositif ?

Le début de l’expérimentation a pris du temps. Ce dispositif a été pensé il y a trois ans, et le premier binôme a commencé il y a moins d’un an. Les thèses binômées en cours marient sciences informatiques et économie-gestion. L’objet d’étude est celui des modèles de préservation de la vie privée en intelligence artificielle. Nous sommes dans un cas d’école où l’objet d’étude se prête réellement à l’interdisciplinarité. Trouver des équipes et les associer n’a pas été compliqué mais l’embauche des doctorants a pris du temps.
Les thèses binômées doivent favoriser la fertilisation croisée et aboutir à des travaux en commun. Cela se fait à deux niveaux. D’abord, au niveau des encadrants : il faut penser la collaboration entre les deux disciplines. Le premier travail repose donc sur les équipes encadrantes qui identifient les sujets et souhaitent réunir leurs expertises. Ensuite, au niveau du recrutement : il faut trouver des étudiants ayant une appétence pour l’interdisciplinarité.
Puis, il est nécessaire d’intensifier les interactions. C’est pourquoi nous avons installé un comité de suivi. L’objectif est d’aboutir à des publications de haut niveau dans les deux domaines, et pour le cas en cours en informatique et en sciences économiques.
Quel financement ?
Il ne faut pas prendre l’argent sur les financements de doctorat classiques, car cela suscite des réticences dans les disciplines. Nous avons donc eu recours à du mécénat non fléché, via notre programme Dauphine numérique. À l’échelle de PSL, des fonds issus de l’appel à projets Excellences sont fléchés pour ce dispositif. Au total, cela revient au coût de financement de deux thèses, soit 216 000 euros.
Quelles différences avec une thèse classique, notamment en matière de soutenance ?
Pour l’instant, nous n’avons pas encore réfléchi à des modalités spécifiques pour la soutenance, mais cela pourrait prendre la forme d’une invitation. Il faut toutefois garder de la souplesse et ne pas alourdir un système qui n’en a pas besoin.
Pourquoi est-ce important de soutenir l’interdisciplinarité ?

Les sciences évoluent en permanence et les grandes avancées naissent souvent à l’intersection de plusieurs disciplines. Prenons l’exemple de l’intelligence artificielle, un domaine que je connais bien : dès son origine, il résulte d’un croisement entre mathématiques, informatique, traitement du signal, sciences cognitives et économie. D’ailleurs, l’un de ses pères fondateurs, Herbert Simon, a reçu le prix Nobel d’économie en 1978, illustrant cette interdisciplinarité intrinsèque.
Aujourd’hui, l’IA bouleverse les pratiques scientifiques dans de nombreux domaines, comme en témoignent les prix Nobel 2024 : Geoffrey Hinton et John Hopfield en physique, Demis Hassabis, John Jumper et David Baker en chimie, et Daron Acemoglu en économie dont les travaux sur l’impact de l’IA sur le travail font référence.
De la physique quantique et la chimie à la biologie et aux mathématiques, en passant par l’économie et la physique, l’exploration des zones d’intersection entre disciplines donne naissance à des percées majeures. Ces avancées de rupture finissent souvent par structurer de nouveaux champs scientifiques à part entière.
Quelles ont été les principales difficultés au démarrage ?
La thèse en économie-gestion avait débuté un peu avant celle en informatique, mais cela n’a pas été trop gênant.
Nous sommes encore en phase d’expérimentation. À terme, nous aimerions élargir ce dispositif à des collaborations plus proches du monde industriel, afin de favoriser davantage de transferts de connaissances. Il est aussi essentiel de démontrer que ce modèle fonctionne. Si nous réussissons, d’autres universités pourront s’en saisir.
Une vice-présidente recherche d’une université parisienne nous a d’ailleurs sollicités pour que nous lui présentions le dispositif. L’idée fait son chemin et ce modèle plaît. Les retours sont très enthousiastes, mais des moyens supplémentaires sont nécessaires. C’est l’un des premiers freins à son développement.
Enfin, il faut un travail important au niveau de la gouvernance de l’université pour favoriser les mariages entre différentes équipes et organiser un recrutement simultané.