Bibliothèques universitaires : des missions loin des collections
Par Clémence Kerdaffrec | Le ( mis à jour le ) | Expérience étudiante
Depuis quelques années, de nouveaux services se créent dans les bibliothèques universitaires françaises. Salles de sieste, prêt de jeux vidéo ou d’outils de bricolage, cours de yoga… La liste de ce qu’il est désormais possible de faire ou de trouver dans une BU s’allonge de jour en jour. Ces nouveautés viennent alimenter une réflexion déjà bien entamée sur le rôle des bibliothèques à l’heure où le numérique détourne une partie des usagers de leurs services traditionnels.
La bibliothèque — du grec ancien biblíon « livre » et thếkê « coffre » — est d’abord le meuble (et par extension le lieu) où l’on range des livres.
« Dans l’imaginaire collectif, la représentation un peu intimidante de la bibliothèque comme “temple du savoir” est encore très présente, confie Yann Marchand, directeur des bibliothèques de l’Université de Nantes et vice-président de l’Association des directeurs et personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation (ADBU), à Campus Matin. En réalité, les bibliothèques ont beaucoup changé depuis les années 1970. »
Une digitalisation des ressources depuis les années 60
L’informatisation des systèmes (à partir de 1960) puis la digitalisation des ressources et enfin l’ouverture d’accès à distance à la documentation dans les années 2000 ont entrainé des évolutions majeures dans les comportements et les attentes des usagers ainsi que dans l’offre de service.
« En ce qui concerne par exemple les prêts de documents imprimés, la tendance générale est à la baisse dans la plupart des BU, qu’il y ait ou non report sur les ressources numériques. Les étudiants et les chercheurs viennent plus rarement pour emprunter ou consulter des ressources uniquement disponibles sur place. Ils apportent souvent leurs propres documents et équipements », indique Claire Lemauff, responsable du service public de la bibliothèque universitaire d’Orsay.
Dans le même temps, la place consacrée aux collections physiques s’est réduite. Cette diminution s’explique en partie par la transition vers le numérique, mais elle est aussi liée à une baisse des budgets alloués aux ressources documentaires. « Il y a un sous-financement de la documentation universitaire qui s’aggrave d’année en année. En France le budget documentaire par an et par étudiant est de 40 euros. C’est bien en deçà de la moyenne européenne », note Yann Marchand.
Un « appauvrissement généralisé » de la ressource documentaire
Il en résulte, selon une enquête de l’ADBU réalisée en 2015, « un appauvrissement généralisé de la documentation universitaire en France » qui met en péril la réussite étudiante et fragilise la recherche.
Cela concerne l’ensemble des ressources numériques et imprimées, mais les coupes sont plus visibles sur les étagères que dans les serveurs. En cause notamment, les conditions d’accès à la documentation numérique. « Nous sommes dans une situation où quelques grands éditeurs détiennent un monopole sur l’édition numérique et imposent des tarifs qui relèvent de l’escroquerie en bande organisée. Les universités sont obligées de s’abonner à 50 000 revues quand elles en ont besoin de 10. Cela assèche quasi totalement leur budget. Lorsqu’il faut faire des choix, c’est à l’achat d’ouvrages papier que l’on doit renoncer », déplore Olivier Ertzscheid, maître de conférences en sciences de l’information à l’IUT de La Roche-sur-Yon.
À cela s’ajoute l’inflation des abonnements qui représente, selon Yann Marchand, 50 à 60 000 euros supplémentaires par an pour les BU de Nantes. Si le budget n’est pas augmenté, la qualité des fonds documentaires ne peut être maintenue. Une situation qui inquiète enseignants et acteurs des bibliothèques : « une bibliothèque amputée, c’est une université condamnée. La BU a un rôle social, celui de mettre gratuitement à disposition des étudiants une grande variété d’ouvrages que les étudiants les plus précaires n’ont pas les moyens de se procurer », déclare Olivier Ertzscheid.
Proposer de plus en plus de services… Sauf que pour faire cela, on leur a coupé les deux pattes.
La volonté de construire un learning center, l’accès à la documentation numérique ou la baisse des prêts sont autant d’arguments que le professeur réfute. « C’est très bien que les bibliothèques évoluent pour répondre aux nouvelles attentes des usagers, mais il faut que cela se fasse sans sacrifier leur cœur de métier : la fourniture et le prêt de documents. Aujourd’hui, les bibliothèques sont dans une position un peu schizophrénique. On les enjoint à proposer de plus en plus de services — ce qu’elles font — et en même temps on leur demande de continuer à améliorer leur cœur de métier. Sauf que pour faire cela, on leur a coupé les deux pattes. »
Résultat, des compromis pas toujours satisfaisants : « Un learning center, par exemple, avec une architecture extraordinaire et des espaces de travail innovants, mais pauvre en ressources documentaires ne remplit pas toutes ses missions », regrette Olivier Ertzscheid.
De nouveaux services qui empiètent sur les autres ?
Faut-il renoncer à offrir de nouveaux services pour garantir les anciens ? Selon Claire Lemauff la question fait l’objet de débats dans la communauté des bibliothécaires.
Certains personnels et dirigeants observent d’un œil circonspect les évolutions à l’œuvre. La mise à disposition de consoles de jeux vidéo (La-Roche-sur-Yon), la création de salles de siestes, l’offre des cours de yoga, de sophrologie et de méditation (bibliothèques universitaires de Tours) sont autant de nouveautés qui peuvent faire craindre une perte d’identité des bibliothèques universitaires.
Elle rappelle que le rôle des bibliothèques et autres structures de documentation des établissements d’enseignement supérieur a été défini en 2011 par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche comme étant d’« accompagner et de soutenir les activités d’enseignement et de recherche ».
Certains services en développement s’inscrivent sans trop de problèmes dans ce cadre comme les ateliers de formation au numérique, le prêt d’ordinateurs ou la mise à dispositions de salles de travail avec tableaux, chiffons et feutres.
D’autres en revanche sont plus difficiles à justifier sur le plan pédagogique. C’est le cas du service de prêt de jeux de société que la BU d’Orsay souhaite développer et qui existe déjà à La Roche-sur-Yon. Cette dernière a également créé Bobun, une « bibliothèque d’objets » qui prête de l’électroménager, des ustensiles de cuisine et des outils de bricolage dans une logique de développement durable et de recyclage.
Prendre en compte les besoins physiologiques et psychologiques des usagers
Les bibliothécaires qui mettent en place des services atypiques s’inscrivent souvent dans une démarche proche de celle des « bibliothèques troisième lieu ». La bibliothèque n’est plus alors conçue uniquement comme un lieu de travail. « C’est un lieu de vie en commun », présente Sandrine Lorans, bibliothécaire responsable de Bobun.
Considérant l’individu dans sa globalité, la bibliothèque répond à des besoins qui dépassent le domaine de l’étude. Mais cela ne signifie pas pour autant, selon ses promoteurs, qu’elle s’éloigne de ses objectifs : la réussite étudiante et le soutien de la recherche.
« Ce n’est pas en lien direct avec l’enseignement et la recherche, mais cela permet de créer des conditions favorables au déroulement des études supérieures. Prenons le prêt d’objets, c’est une question d’égalité des chances. Une poêle prêtée, c’est 15 euros que les étudiants n’auront pas à débourser, c’est 15 repas au Crous pour les plus précaires et 15 euros qui pourront être utilisés pour l’achat de matériel scolaire par exemple », défend Yann Marchand.
« Il ne s’agit pas de choisir entre anciens et nouveaux services, de se détourner des ressources. La priorité reste les documents. Ce que nous faisons c’est vraiment du “en plus”. Si des espaces se libèrent parce qu’il y a moins de ressources physiques alors cela laisse de la place pour de nouvelles activités. »
Se projetant dans un avenir plus ou moins lointain, le directeur évoque une possible diminution de 50 % des ressources documentaires imprimées. « Il y aura toujours des livres », affirme-t-il.
Des bibliothécaires qui se donnent les moyens
Concernant les coûts des nouveaux services, le directeur des BU de Nantes insiste sur la nécessité de mettre les choses en perspective : « Nous avons les moyens de faire ce que nous faisons. Avant de lancer un nouveau projet nous nous assurons qu’il soit soutenable. Pour ce qui est du prêt d’objets, cela coûte quelques milliers d’euros. C’est très marginal. »
« 80 % de la collection est issue de dons », précise Sandrine Lorans. Le projet est encore en phase d’observation. Si le test est concluant, l’expérience pourra être étendue à d’autres bibliothèques du réseau. La Roche-sur-Yon envisage déjà par ailleurs d’améliorer son service en proposant des ateliers de formation à l’utilisation des outils de bricolage disponibles au prêt avec des intervenants extérieurs. « L’animation de communauté fait partie des choses que nous souhaitons développer », explique la bibliothécaire.
Financer les nouveaux services, des coûts financiers…
Pour mettre en œuvre certains services, les BU peuvent s’appuyer sur des financements par appels à projets dans le cadre de plans ministériels ou gouvernementaux.
Le plan « Bibliothèque ouverte + », par exemple, lancé par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche pour la période 2020-2023, offrait de soutenir à hauteur de 40 % les projets d’extension des horaires des bibliothèques et d’amélioration de la qualité de l’accueil. Il incitait notamment les BU à mettre en place des services innovants dans l’accueil du public tels que l’accès badgé ou sur réservation et la création d’applications renseignant en temps réel sur la fréquentation des salles et géolocalisant les places disponibles.
Pour ce qui est des projets impliquant une part immobilière importante (réhabilitation ou restructuration, création d’espaces dédiés à de nouveaux services, etc.), les établissements peuvent bénéficier de financements dans le cadre du Contrat de plan État-Région (CPER).
La salle de sieste de la bibliothèque universitaire Grandmont de Tours a quant à elle été aménagée dans le cadre du budget participatif étudiant avec une enveloppe de 2 500 euros.
… mais aussi humains
Dans un contexte où les bibliothèques recrutent peu, toute mission supplémentaire engendre un surcroît de travail.
À Orsay où l’on peine à recruter, la charge de travail est toujours très importante. Claire Lemauff reconnaît « tirer sur la corde » afin d’améliorer continuellement les services proposés.
Il s’agit d’un choix réfléchi : « Nous nous organisons pour assumer de nouvelles missions parce que nous en avons envie et que nous estimons que c’est notre rôle en tant qu’établissement de service public. Les nouveaux projets viennent souvent des équipes. Elles sont force de proposition », indique Claire Lemauff.
« C’est dans l’ADN des bibliothèques de chercher à s’adapter aux besoins des usagers », confirme Sandrine Lorans.