Ingérences étrangères dans les labos : « Éviter de tomber dans la paranoïa tout en restant vigilant »
Par Isabelle Cormaty | Le | Relations extérieures
Vol de brevet, prédation scientifique, prosélytisme ou partenariat déséquilibré… les risques d’ingérences étrangères peuvent prendre des formes très diverses et sont en évolution constante. Pour s’en prémunir, l’institut de formation des cadres de l’ESR, l’IH2EF a organisé en décembre 2024 une formation sur ce sujet difficile à appréhender. Témoignages.
Quelles formes peuvent prendre les ingérences étrangères ? Comment sensibiliser les chercheurs à ces questions ? Quels sont les protocoles à mettre en place en cas de soupçons d’ingérences étrangères dans son laboratoire ? Qui prévenir en cas de doute ?
Pour faire face à ces risques aussi protéiformes qu’insidieux, l’Institut des hautes études de l’éducation et de la formation (IH2EF) a organisé du 18 au 20 décembre dernier à son siège de Chasseneuil-du-Poitou une formation intermétiers sur les ingérences étrangères dans l’ESR.
La « richesse de cette formation réside dans la diversité des établissements et des personnels participants : ils n’ont pas tous le même niveau de connaissance, de formation ou d’exposition. Cette diversité des profils parmi les stagiaires nous enrichit mutuellement », témoigne l’un des participants, Matthieu Fournier, directeur de l’UFR sciences et techniques à l’Université de Rouen Normandie. Une vingtaine de responsables de la recherche dans les établissements ont pris part à cette première édition, inédite dans l’écosystème ESR.
« Ce type de séminaire est très positif, et il est novateur en France — malheureusement, car cela se pratique beaucoup ailleurs. La formation est essentielle pour la compréhension et l’identification des cas d’ingérence, car, entre des délits ou des opérations d’influence, il y a des nuances, et c’est sur le terrain qu’on apprend à les détecter », avance André Gattolin, ancien sénateur des Hauts-de-Seine de 2011 à 2023 et grand témoin de cette formation.
Changer de pratique en embarquant les chercheurs
Pour le parlementaire, auteur d’un rapport publié en octobre 2021 sur le sujet, toutes les disciplines sont concernées par les ingérences étrangères. « Dans l’univers de l’ESR, il y a un tropisme ancien qui considère que le danger porte sur la recherche à usage militaire (armes chimiques, physique nucléaire), mais d’autres champs sont concernés, car tout a une application duale, et notamment les SHS », rappelle-t-il à News Tank (abonnés).
Une erreur d’appréciation que reconnaît l’un des participants. « J’avoue que j’étais peut-être un peu naïf : je pensais que l’espionnage ne concernait que l’industrie. Mais ce n’est pas du tout le cas », souligne l’enseignant-chercheur Matthieu Fournier, dont cinq laboratoires sous sa responsabilité sont classés en zone à régime restrictif (ZRR).
« Nous sommes surtout confrontés aux risques par la nature des personnes invitées dans nos établissements. Mais nous n’avons pas de “petite lumière rouge” qui s’allume pour nous indiquer si nous sommes dans un cadre pédagogique classique ou si nous en débordons. L’enjeu est d’éviter de tomber dans la paranoïa tout en restant vigilant », poursuit-il.
Un discours adapté pour parler avec les chercheurs
Pour les responsables de la recherche des établissements, l’un des défis consiste aussi à faire de la pédagogie auprès des chercheurs, attachés au principe de la liberté académique.
« Les échanges avec les autres participants donnent à voir comment différentes structures abordent ces questions et quels sont leurs éléments de langage pour expliquer ces enjeux aux directeurs d’unités ou de laboratoires. Ils me permettront j’espère de mieux convaincre et d’élaborer un discours adapté pour qu’il y ait une vraie appropriation de la PPST par la communauté scientifique », raconte Thomas Coudreau, directeur général adjoint recherche, formation et innovation à Sorbonne Université.
Matthieu Fournier abonde : « Protéger, c’est aussi éviter des situations comme celles de chercheurs qui se sont fait voler leur brevet ou leurs publications juste avant de les déposer. La contrainte peut devenir un moyen de protection efficace. »
Des réflexes à acquérir et des ressources
Que faire en cas de doute ? « Lorsque nous disposons d’un faisceau d’indices, nous savons maintenant qu’il est important d’en parler et de consulter les ressources disponibles, comme celles de la direction générale de la recherche et de l’innovation (DGRI) ou la direction de la défense et de la recherche industrielle (DDRI). En cas de doute, nous pourrons également mobiliser des experts extérieurs pour éclairer la situation », illustre le directeur d’UFR de l’Université Rouen Normandie.
Un équilibre à trouver entre collaboration et protection
De fait, les établissements et organismes de recherches sont confrontés à des injonctions contradictoires : collaborer, mais pas avec n’importe qui ; diffuser les données issues de nos recherches, mais pas tout…
« Nous évoluons dans un espace à la fois collaboratif et compétitif, ce qui rend les relations très complexes, résume Matthieu Fournier. Dans de nombreux domaines, la collaboration nous est favorable, et il serait dommage de s’en priver ! »
Reste donc aux gouvernances à trouver le juste milieu entre collaboration et protection. « Dans le périmètre dont je suis en charge, l’une des grandes questions du moment concerne la simplification des unités de recherche. Quel équilibre trouver entre la charge administrative que nécessite la PPST et les risques d’ingérences ? Il nous faut évaluer précisément les limites de la réglementation, pour la respecter, tout en restant pragmatique », ajoute Thomas Coudreau.
Les coupes budgétaires, un obstacle à la protection du potentiel scientifique
« Durant le séminaire, plusieurs intervenants de haut niveau au sein de l’État ont reconnu que l’ESR était malmené sur le plan budgétaire et que ce sous-investissement constituait un frein pour soutenir efficacement la recherche et lutter contre les ingérences », rapporte le directeur général adjoint recherche, formation et innovation à Sorbonne Université.
Il poursuit : « Pour produire une recherche de qualité, il faut des moyens, notamment pour recruter des personnels capables de prendre des décisions éclairées sur les projets à risque. Pour être aligné avec un grand organisme de recherche, il me faudrait multiplier par dix le nombre de personnels dédiés aux questions des ingérences étrangères. Malheureusement, je n’ai pas les moyens de le faire, alors que cela permettrait de soulager au quotidien les chercheurs en leur offrant des procédures claires. »
Si l’ancien sénateur André Gattolin reconnaît que les moyens accordés à l’ESR sont « insuffisants », il estime lui que le système majoritairement public de l’ESR « le protège beaucoup, car il est moins soumis aux financements privés ».
« Plus que les moyens, il y a le sujet de la solitude du chercheur. Quand un pays tiers s’intéresse aux travaux d’un chercheur, lui offre de la reconnaissance, voire des collaborations rémunérées, c’est dangereux, et on ne peut pas en vouloir à la personne », conclut-il.