Annulation de crédits : coup de froid sur le printemps dans le sup’ et la recherche
Par Théo Haberbusch | Le | Stratégies
Une semaine après, la colère et l’inquiétude ne retombent pas. Avec 904,2 millions d’euros supprimés, l’enseignement supérieur et la recherche font partie des domaines les plus touchés par les annulations de crédits annoncées par le gouvernement dans le budget 2024.
Tout est allé très vite : le dimanche 18 février, le ministre de l’économie Bruno Lemaire lance la séquence en dévoilant la nécessité de faire 10 milliards d’euros (Md€) d’économies face à une prévision de croissance moindre qu’espérée. Le lendemain, Bercy précise à la presse qu’aucun ministère ne sera épargné et que tous les opérateurs devront contribuer.
Le couperet tombe jeudi 22 février avec un décret annulant presque un milliard d’euros sur la mission interministérielle, enseignement supérieur et recherche (Mires, qui regroupe tous les crédits de l’ESR quel que soit le ministère de tutelle). Pour le seul ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, ces annulations représentent 588 millions d’euros (M€).
Les annulations de crédits prévues
Dans le détail, les programmes dont les coupes sont les plus élevées sont les recherches scientifiques et technologiques pluridisciplinaires avec 383,1 millions d’euros annulés, et la recherche spatiale avec 192,9 millions d’euros perdus.
Les deux programmes qui concernent les universités s’en sortent un peu moins mal : 80 millions en moins pour les formations et la recherche universitaires et 125 millions de moins pour la vie étudiante.
« Il y a quelques semaines à peine, il n’était absolument pas question de ces coupes. C’est la preuve que la situation est grave », soupire un président d’université.
Le cabinet de la ministre, Sylvie Retailleau, s’est tout de suite voulu rassurant, comme le rapporte News Tank (abonnés) : les annulations de crédits « portent essentiellement sur les réserves de précaution, des reports de projets pluriannuels immobiliers, d’investissements ou d’équipements de recherche, et un ajustement sur les appels à projets de l’ANR. Les moyens de fonctionnement des établissements sont préservés. L’ensemble des engagements sur la vie étudiante, le logement étudiant et la restauration sera bien sûr tenu. »
Une tentative d’amortir le choc qui n’a pas suffi, les réactions très vives se multipliant depuis. Il faut dire que les angles pour critiquer cette décision ne manquent pas.
1. Première critique : le yoyo des moyens
L’heure n’est pas à la hausse des crédits, tous les acteurs de l’ESR en sont conscients. Mais Emmanuel Duflos, président de la Conférence des directeurs d’écoles françaises d’ingénieurs (Cdefi), résume l’état d’esprit général :
« Derrière ces coupes budgétaires, il y a bien des messages, une vision, des priorités et visiblement l’ESR n’en fait pas partie. »
La somme supprimée correspond, peu ou prou, à la hausse de budget obtenue en 2024 par l’ESR (+ 818 millions sur un total de 26,6 milliards). Même s’il ne s’agit pas de vases communicants, l’impression que l’État reprend d’une main ce qu’il donne de l’autre est vivace.
« L’engagement du projet de loi de finances 2024 avait été salué comme une bouffée d’oxygène, mais ceci est remis en cause. La tendance dans les années qui viennent n’est pas à la hausse. Dans le paysage européen, ce n’est pas un bon message, et ce n’est pas un bon message non plus pour les élections étudiantes dans les universités », ajoute Michel Deneken, président de l’association d’universités de recherche intensive Udice et à la tête de celle de Strasbourg.
2. Trop de contradictions politiques
En décembre 2023, le président de la République, Emmanuel Macron prononçait un discours sur l’avenir de la recherche. Il n’annonçait pas de révolution financière, mais donnait quelques gages encourageants : un milliard d’euros pour la « recherche à risque » provenant du programme France 2030 (qui n’est pas touché par les coupes) et une révision de la loi de programmation pour la recherche (LPR) qui doit faire l’objet d’une « revoyure » cette année.
Son propos ambitieux pour réformer la recherche et proposer un « choc de simplification » afin de libérer les chercheurs avait fait mouche. Mais le choc au portefeuille que constituent les annulations de crédit a pris le dessus. D’autant plus que les organismes de recherche, auxquels le président veut pourtant confier de nouvelles missions, sont mis à contribution.
« N’y aurait-il pas une prime aux professions qui savent et peuvent se faire entendre, légitimement ou pas ? Si c’est le cas, la recherche risque d’être toujours parmi les perdants, les chercheurs et les chercheuses ayant peu de moyens de se faire entendre de la rue, et encore moins de gêner les citoyens dans leur quotidien. Mais faire l’impasse sur la recherche, ce serait faire l’impasse sur le futur ! », tempête Antoine Petit, P-DG du CNRS, auprès de News Tank.
« Nous sommes las d’être toujours considérés comme une dépense. Combien de fois faudra-t-il redire que nous sommes un investissement ? Mettre moins d’argent dans la recherche ne permettra pas d’atteindre les objectifs assignés par le président Emmanuel Macron », abonde Michel Deneken.
3. Le chantier de la jeunesse oublié
Depuis la crise sanitaire liée au Covid, la situation sociale des étudiants est devenue une priorité. La réforme « systémique » des bourses a été préparée par une mission confiée à Jean-Michel Jolion, dont le rapport est paru à l’été 2023.
C’est donc la priorité affichée du ministère de Sylvie Retailleau… Et pourtant, le programme dédié à la vie étudiante est amputé.
Le président de l’association regroupant les universités de recherche intensive Udice dit son « incompréhension » à ce sujet : « Rappelons le retard énorme que nous avons et ce que l’on sait de la précarité étudiante. En outre la situation du logement est catastrophique. » France Universités s’inquiète de son côté d’un risque de nouveau report de la deuxième étape de la réforme des bourses.
Plusieurs organisations étudiantes réagissent aussi, dont la Fage qui « alerte sur l’économie faite sur la jeunesse et l’éducation ». Pour l’Union étudiante, « la jeunesse est dans le viseur des politiques d’austérité du gouvernement. »
Anna Biausque, présidente du Bureau national des élèves ingénieurs (BNEI) ne dit pas autre chose : « Notre première impression est celle d’un affaiblissement du soutien à la jeunesse, avec des arbitrages en sa défaveur. »
4. L’impact réel dans les établissements
Quelles conséquences concrètes dans les établissements de ces annulations ? La réponse n’est pas simple, du fait de la pratique budgétaire de mise en réserve de crédits à chaque début d’année.
Concrètement, une fraction des moyens votés par le Parlement constituent une « réserve de précaution » qui est gelée. C’est essentiellement ces crédits qui ont été annulés, assure le ministère de l’enseignement supérieur promettant que le fonctionnement des établissements n’est pas en péril.
Néanmoins une partie de ces moyens peuvent être débloqués en fin d’année. « Leur annulation aura donc des conséquences », assure le président d’université déjà cité. « Il y aura des choses qui seront arrêtées et reportées », pense Emmanuel Duflos pour la Cdefi. « Les impacts de ces mesures d’économies ne seront pas neutres », ajoute la présidente de l’institut de recherche pour le développement (IRD), Valérie Verdier.
Plus largement, les établissements font déjà face à des dépenses pas toujours compensées, comme les mesures Guerini. « Cette situation met en péril leurs missions et leur fonctionnement, et rend impossible le remplacement des milliers de départs en retraite de chercheurs et d’enseignants-chercheurs parce qu’il n’est pas possible aux établissements de se projeter dans l’avenir », dit la conférence.
5. Les dégâts collatéraux
Les acteurs de l’ESR ont pris soin dans leurs réactions de ne pas défendre uniquement la « chapelle » ESR. À l’image d’Emmanuel Duflos : « On parle beaucoup de développement durable, d’emploi, de formation, de recherche, or les ministères les plus touchés par ces coupes sont justement ceux de l’écologie, du travail et de l’emploi et de l’ESR. Ce sont des signaux désastreux envoyés aux acteurs des différents secteurs et à la société. »
La présidente du BNEI témoigne aussi de l’incompréhension des étudiants face aux suppressions de crédits pour la transition écologique et la cohésion des territoires (moins 2,2 milliards d’euros) : « Ces coupes ont aussi un impact sur la vie des générations futures. Il y a des attentes fortes vis-à-vis des futurs ingénieurs, car nous exercerons des métiers capables de répondre aux enjeux de la transition énergétique et de façonner l’avenir pour vivre dans un monde plus durable. »
Quelques mois après les tensions liées aux mesures de la loi sur l’immigration, finalement censurées, les acteurs de l’ESR sont à nouveau confrontés à un défi politique d’ampleur. L’Université Lyon 3 a d’ailleurs choisi la voie juridique pour y répondre, en attaquant immédiatement le décret concerné devant le Conseil d’État.