Key labs : un moratoire et une concertation (vraiment) lancée
Par Marine Dessaux | Le ( mis à jour le ) | Stratégies
Manque de concertation, crainte d’une mise en concurrence accrue des laboratoires de recherche… La création au CNRS du label « key labs » pour les unités de recherche les plus performantes fait débat. Explications et réactions alors que le ministre en charge de l’ESR, Philippe Baptiste, a fait connaître la décision d’un moratoire par Antoine Petit, P-DG du CNRS, et l’organisation d’une concertation, lors de ses vœux le 30 janvier.
C’est une annonce qui n’a pas manqué de faire réagir : le 12 décembre 2024, lors de la convention des directeurs et directrices de laboratoires du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Antoine Petit, qui en est le P-DG, a fait part de la création d’un label « key labs ».
Ce dernier serait attribué à environ 25 % des 860 unités sous tutelle ou co-tutelle du CNRS, principalement des unités mixtes de recherche (UMR), pour leur potentiel à être qualifié « de rang mondial ». Conçus pour être des têtes de réseau, les laboratoires concernés bénéficieraient d’un accompagnement renforcé de la part du CNRS.
Une déclaration qui a surpris l’ensemble de l’écosystème. Et pour cause : ni universités, pourtant cheffes de file pour réunir les acteurs de la recherche de leur site, ni les autres grands organismes de recherche français n’avaient été consultés sur ce projet.
Campus Matin vous résume les enjeux et réactions autour de ce label qui fera l’objet d’une concertation.
Que sait-on du label key labs ?
« La compétition internationale nous impose de construire des masses critiques et d’apporter un effort particulier sur un nombre plus restreint d’unités », justifiait Antoine Petit dans son discours de présentation des key labs.
Cette priorisation est nécessaire, selon l’ancien P-DG d’Inria, car le CNRS aurait trop « dilué son action et réduit sa plus-value » en faisant de l’aménagement du territoire. Il a souligné que le CNRS avait une présence très variable dans les UMR, avec un nombre souvent faible d’agents permanents. 46 % des moyens du CNRS seraient en outre déjà alloués aux 25 % d’unités identifiées pour devenir des « key labs ».
La « pré-liste » des laboratoires concernés, établie par le CNRS, devait être finalisée via un dialogue avec les universités et organismes partenaires… encore fallait-il les convaincre de la pertinence du label.
Une liste de key labs amenée à s’élargir
Les key labs ne devraient pas « un club fermé » : le qualificatif sera donné pour une durée de cinq ans renouvelable et « pourra être attribué au fil de l’eau à de nouveaux laboratoires en fonction de leurs évolutions », a précisé le P-DG du CNRS.
Une annonce unilatérale qui cristallise les tensions
La façon dont ont été annoncé les « key labs », jugée unilatérale, a suscité une vague de critiques. Plusieurs acteurs ont en outre déploré le manque de transparence sur les objectifs, les critères de sélection et la méthode employée.
Les universités regrettent une initiative qui remet en cause leur position de cheffe de file. France Universités, qui a rencontré Antoine Petit le 15 janvier à ce sujet, a exprimé sa « profonde inquiétude et son total désaccord » et a demandé un moratoire « visant à garantir un cadre de réflexion approfondi et collectif ».
L’alliance de 13 universités françaises de recherche intensive, Udice, et la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs (Cdefi) se sont également opposées à cette initiative — même si la première a tardé à le faire, les établissements concernés imaginant sans doute au départ pouvoir bénéficier d’une réallocation plus favorable des moyens du CNRS. La Cdefi relevait, le 14 janvier, « des critères d’excellence qui sont pour l’heure flous ».
Sont soulignés par les opposants des keys labs le risque de mise en concurrence délétère, de pression accrue sur les laboratoires, de fragilisation de la recherche publique, de tarissement des recrutements et de clivage au sein de la communauté scientifique. « La direction du CNRS préfère concentrer les moyens sur un quart de laboratoires labellisés et laisser péricliter les trois quarts restants », estime le syndicat national des chercheurs scientifiques, SCNS-FSU.
Au sein même du CNRS des dissensions se font jour : son conseil scientifique a exprimé un avis négatif sur le projet de création des key labs, le 28 janvier au lendemain d’une rencontre avec Antoine Petit…. L’instance a déploré de ne pas avoir été consultée en amont et a mis en doute la clarté des objectifs poursuivis.
Une motion de défiance et une manifestation
Une motion de défiance a été publiée le 10 janvier et affiche près de 10 000 signataires : des chercheurs, enseignants-chercheurs et agents d’UMR dont le CNRS est tutelle. Le texte demande un arrêt du projet key labs, une réforme de la gouvernance du CNRS et la démission d’Antoine Petit.
Le 27 janvier, une intersyndicale de la recherche regroupant 15 organisation a organisé une manifestation devant le siège du CNRS, à Paris. Un lieu de mobilisation assez inédit !
Enjeux et perspectives
Cette crise soulève l’enjeu d’organisation de la recherche en France. Au cœur du débat : quels doivent être le rôle et le positionnement des universités et des organismes de recherche, vis-à-vis des universités ?
Faire de ces dernières des « cheffes de files » territoriales et des organismes des agences de programmes nationales était le grand chantier du président de la République Emmanuel Macron et de sa ministre d’alors, Sylvie Retailleau. Celle qui est redevenue professeure à l’Université Paris-Saclay n’a pas manqué de faire savoir sa désapprobation quant au projet du CNRS. Dans un entretien à News Tank (abonnés), elle explique que le principal organisme français doit bien sûr faire des choix et affirmer ses priorités… mais ne peut imposer un label aux laboratoires majoritairement installés dans des universités.
Ainsi, les différentes voix s’accordent sur la nécessité d’une meilleure coordination entre les différents acteurs, d’une définition claire des priorités scientifiques nationales et locales, ainsi que d’un financement pérenne de la recherche publique.
Une concertation avec les partenaires du CNRS
Lors de ses vœux, le 30 janvier, Philippe Baptiste a annoncé qu’une concertation « avec l’ensemble des partenaires des unités du CNRS » sera menée, et qu’il sera « très attentif » à ses conclusions.
« Les conditions du dialogue ne sont pas parfaitement réunies et en conséquence le P-DG du CNRS a décidé d’un moratoire sur la mise en œuvre des key labs, je l’en remercie », a déclaré le ministre.
Il rappelle que « le CNRS n’est pas une agence de labellisation » et qu’il « a vocation à avoir une stratégie scientifique qui ne peut être la somme de stratégies de sites et qui doit infuser sur son allocation de ressources. Le CNRS produit sa stratégie en concertation avec ses partenaires et en tenant compte des priorités de l’État ».