Franco-allemand : des initiatives pour contrecarrer le déclin
Par Marine Dessaux | Le | Stratégies
Depuis le traité de l’Élysée de 1963, la France et l’Allemagne affichent leur volonté de promouvoir leurs langues réciproques. Diverses initiatives ont vu le jour du primaire au supérieur pour renforcer l’enseignement de l’allemand dans l’Hexagone. Mais le nombre de germanistes est en baisse constante depuis cinq ans. Optimistes, les interlocuteurs interrogés s’accordent tous sur la nécessité d’une action forte. Quitte à assumer de privilégier cette langue par rapport à d’autres au sein du système scolaire ?
Depuis 2019, le nombre d’élèves apprenant l’allemand dans le second degré est en baisse notable. « Une évolution préoccupante », pour le ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse (MENJ).
Les effectifs sont en effet passés de 15,7 % en 2019 à 14,7 % en 2021 pour atteindre 13,5 % à la rentrée scolaire 2023. En 2022, le nombre de germanistes au collège et au lycée est passé sous la barre symbolique des 800 000 élèves avec 456 654 élèves au collège et 311 251 au lycée.
« Je ne me réjouis pas que nous soyons passés en dessous des 800 000 élèves. Mais l’allemand est loin d’être une langue morte pour autant ! Il faut aussi compter plus de 6 500 professeurs », déclare Fabienne Paulin-Moulard, doyenne au sein du groupe « langues vivantes » de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (Igésr).
« Beaucoup de choses sont faites au niveau de la société civile et dans le domaine extrascolaire, mais dès que nous avons des demandes précises pour le domaine scolaire, c’est beaucoup plus compliqué », regrette Thérèse Clerc, la présidente de l’Association pour le développement de l’enseignement de l’allemand en France (Adeaf), qui parle d’une « situation extrêmement préoccupante ».
Les dispositifs imaginés pour promouvoir l’allemand
« L’allemand est une discipline très dynamique avec beaucoup d’expérimentation », souligne par ailleurs Fabienne Paulin-Moulard. En effet, au fil des années de nombreux dispositifs ont été mis en place. Dans le primaire :
- les écoles maternelles franco-allemandes membres du réseau Élysée, au nombre de 308 à la rentrée 2023;
- les écoles dites bilingues ou parcours Enseignement des matières par l’intégration d’une langue étrangère (Emile) qui proposent un parcours linguistique renforcé avec des enseignements hebdomadaires en langues vivantes allant de 3 heures jusqu’à la parité horaire. À la rentrée 2023, plus de 174 000 élèves bénéficient d’au moins 3 heures hebdomadaires d’enseignement en allemand.
Dans le secondaire :
- des dispositifs bilangues en sixième qui comptent plus de 70 000 élèves à la rentrée scolaire 2023, selon le MENJ ;
- des sections binationales Abibac (dispositif qui permet la double délivrance du baccalauréat général et de l’abitur, son équivalent allemand) proposées, à la rentrée scolaire 2023, dans 92 lycées français et 83 établissements allemands ;
- des sections internationales allemandes ou classes menant au baccalauréat français international section allemande, qui seront 58 à la rentrée scolaire 2024;
- deux lycées franco-allemands, créés par le Traité de l’Élysée, en France et trois en Allemagne.
Des initiatives qui ne suffisent pas
Certaines de ces initiatives connaissent du succès. Le hic, c’est qu’elles sont reprises par les autres LV2. Thérèse Clerc prend pour exemple le dispositif des classes bilangues.
« À l’origine, il avait été créé pour promouvoir l’allemand, mais c’était un tellement bon système qu’il a intéressé aussi les autres langues ! Donc actuellement, ce dispositif attractif de l’enseignement à parité horaire de l’allemand et de l’anglais ne concerne plus que la classe de sixième. »
Pour changer la tendance, il faudrait promouvoir clairement l’allemand par rapport à l’espagnol, estime Thérèse Clerc. Or, « il n’est pas assumé de privilégier une langue par rapport à une autre dans la pratique, à l’intérieur du système scolaire », regrette-t-elle.
La promotion de l’allemand dans les textes
En 2019, 56 ans après la signature du traité d’amitié franco-allemand, dit traité de l’Élysée, la France et l’Allemagne signent le traité d’Aix-la-Chapelle. Ce dernier prévoit en son article 10 que les deux États « adoptent des stratégies visant à accroître le nombre d’élèves apprenant la langue du partenaire ».
Plus récemment, le 24 novembre 2022, les deux pays ont signé une déclaration commune visant à augmenter le nombre d’élèves et d’étudiants apprenant l’allemand en France. Les « Stratégies pour le développement de l’apprentissage de la langue du partenaire » proposent un renforcement des mobilités apprenantes entre les deux pays.
La prochaine étape désormais : la création d’un comité national de suivi de ces stratégies avec l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche, la Direction générale de l’enseignement scolaire (Dgesco), des inspecteurs territoriaux, des représentants des académies et la Délégation aux relations européennes et internationales et à la coopération.
Malgré ces prises de position officielles, Thérèse Clerc déplore : « Il subsiste un grand écart avec ce qu’il se passe sur le terrain. »
Quelles sont les actions demandées et entamées ?
L’Adeaf demande :
- un plan académique des langues vivantes pour la répartition des enseignements avec des moyens associés dans chaque académie ;
- un dispositif de prérecrutement des enseignants, au plus tard au niveau licence, et une rémunération des futurs enseignants — une initiative inscrite dans la réforme de la formation des enseignants ;
- une cartographie précise de l’enseignement des langues et de son évolution.
Ce dernier point rejoint les champs d’action identifiés par la Dgesco dans un courrier envoyé en décembre 2023, qui préconise en outre un suivi plus fort du pilotage des établissements scolaires par les recteurs. « Les chefs d’établissement devront désormais discuter plus systématiquement avec les instances académiques avant de décider de fermer une section d’allemand », indique Fabienne Paulin-Moulard.
Il est demandé également le renforcement des classes bilangues à parité horaire : 3 heures en anglais et 3 heures en allemand. Mais aussi d’approfondir la cohérence des parcours des élèves, en renforçant l’allemand en amont d’un Abibac.
Faut-il se plier à la demande ?
Difficile pour un chef d’établissement de faire vivre l’allemand si les apprenants se font de plus en plus rares. La solution ne consisterait-elle pas simplement s’adapter à la tendance ? Pour nos interlocuteurs, les choses ne sont pas si simples. « Dire qu’il n’y a pas de demande, c’est se résigner et ça n’a pas de sens parce que la demande, il faut l’inciter, la susciter », défend Fabienne Paulin-Moulard.
Dans le supérieur, les effectifs globaux de germanistes sont inconnus
Dans le supérieur, difficile d’établir la tendance. Et pour cause : « même dans les effectifs du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, il est impossible de trouver des chiffres sur l’ensemble des germanistes », indique Laurent Gautier, président de l’Association des germanistes de l’enseignement supérieur (Ages).
Celui qui est également vice-président délégué à la valorisation de la recherche à l’Université de Bourgogne note une baisse du nombre d’étudiants en licence de langues, littératures et civilisations étrangères et régionales (LLCER) allemand, voie privilégiée pour devenir enseignant d’allemand. Il souligne néanmoins que « les études germaniques dans le supérieur se sont diversifiées et ne se cantonnent pas à ces formations ».
Une diversification des parcours qu’observe également Fabienne Paulin-Moulard : « il y a une telle offre que les germanistes se dispersent et ne se dirigent pas forcément vers l’enseignement. L’allemand est en quelque sorte victime de son succès. »
Des moyens limités pour lutter contre les fermetures de formations et sections d’allemand
Le champ d’action du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche (MESR) quant à l’enseignement de l’allemand est limité en raison de l’autonomie des universités. « Il y a des décisions [de fermeture de cursus] parfois très surprenantes », constate Fabienne Paulin-Moulard.
Lorsque les sections d’allemand tombent en dessous de la moyenne de dix enseignants titulaires, Laurent Gautier milite pour leur survie : « J’interviens en moyenne une fois par an pour écrire un courrier de soutien, voire rencontrer une équipe de gouvernance, parce qu’une section est menacée de fermer par manque de titulaires. »
Le président de l’Ages demande « une amélioration du pilotage de l’enseignement de l’allemand. Cela impliquerait d’avoir une vraie discussion à ce sujet et de définir quels doivent être les indicateurs en tenant compte de la diversification qui existe depuis au moins 20 ans. Il faut une vraie révolution copernicienne des études germaniques. »
Quels sont les arguments en faveur de l’apprentissage de l’allemand ?
Malgré ces constats, les arguments en faveur de l’apprentissage de l’allemand dans le supérieur ne manquent pas. Laurent Gautier met en avant les besoins de la filière professionnelle :
« Je fais régulièrement des points avec la chambre de commerce et d’industrie et l’Association pour l’emploi des cadres (Apec) qui partagent le même constat : les demandes en allemand pour des étudiants qui ont fait du commerce, de la gestion, de la logistique, du culturel et du droit sont énormes. Une fois la question de l’anglais — qui est indispensable — évacuée, les deux langues les plus demandées sont l’allemand et l’italien. »
Rien qu’à l’Université de Bourgogne, en master de langues étrangères appliquées focalisé sur les marchés de l’agroalimentaire, la petite dizaine de germanistes par promotion est recrutée pratiquement à chaque fois avant la fin de leur formation.
Fabienne Paulin-Moulard aimerait que les effectifs étudiants ne soient pas le seul indicateur pour la fermeture d’une formation :
« La plupart des établissements ne regardent pas le taux de réussite par rapport au nombre d’étudiants. S’ils le faisaient, l’allemand serait maintenu, car ces formations ont presque 90 % de succès. Mais nous entendons aussi qu’il y a des contraintes budgétaires. »
Imaginer de nouvelles solutions pour éviter les fermetures
Pour l’inspectrice générale d’allemand, il faut faire preuve de créativité pour maintenir en vie un département universitaire en manque d’étudiants : « Il faut peut-être essayer de coupler les effectifs avec une autre formation — c’est ce que font de nombreuses universités — et puis mutualiser. Je pense que nous n’avons pas tout exploré encore et, avant de fermer, il faut explorer toutes ces techniques insuffisamment utilisées. »
De nouvelles tendances émergent dans les établissements, à l’instar de Sorbonne Université qui propose désormais des licences d’allemand LLCER (Licence de langues, littératures et civilisations étrangères et régionales) aux grands débutants. Une pratique qui existait déjà pour le néerlandais ou encore les langues scandinaves, non étudiées dans le secondaire.
Encore une fois, « ce phénomène est motivé par les opportunités d’employabilité par la suite », souligne Fabienne Paulin-Moulard.
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