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Ces chemins de traverse qui mènent à l’enseignement supérieur

Par Marine Dessaux | Le | Personnels et statuts

Ils ont exercé dans les domaines de l’agriculture, la pâtisserie ou l’industrie cosmétique avant de rejoindre l’enseignement supérieur. Loin des trajectoires classiques, ces parcours apportent une nouvelle dynamique à leurs établissements. Sophie Hervet, Julie Corvisier et Christophe Naudin partagent leurs expériences et défendent la richesse des profils non-linéaires.

L’aspect humain des métiers de l’ESR est un des arguments de ces réorientations. - © Unsplash
L’aspect humain des métiers de l’ESR est un des arguments de ces réorientations. - © Unsplash

Campus Matin est parti à la rencontre de ces profils qui ont entrepris un changement de voie professionnelle radical pour rejoindre un établissement d’enseignement supérieur.

Des débuts de parcours loin de l’enseignement supérieur

Remettre l’industrie au cœur de la gouvernance de l’EBI

Pour Sophie Hervet, responsable des études à l’École de biologie industrielle (EBI) depuis 2021, c’est une proposition qui est à l’origine de son changement de voie professionnelle après vingt d’expérience en affaires réglementaires dans l’industrie cosmétique (notamment à Nuxe, Puig et Alès Group). « J’aime toujours mon métier, mais je me suis dit qu’il était possible de l’exercer autrement. »

Sophie Hervet est responsable des études à l’EBI. - © D.R.
Sophie Hervet est responsable des études à l’EBI. - © D.R.

Accompagnée par un coach, elle réfléchit à ses aspirations et à ce qui pourrait correspondre à ses compétences. « Mon métier consistait à m’assurer de la conformité, sécurité et qualité des produits tout au long de leur développement, explique-t-elle. Il s’agit d’accompagner tous les acteurs de la chaine de valeur pour pouvoir mettre sur le marché les produits en Europe et de créer des “passeports” pour chaque pays où les produits seront commercialisés. J’ai collaboré de près avec les services internationaux et les équipes de production. »

Finalement, elle décide de revenir à l’EBI, où elle a été diplômée en 1999, et de saisir l’opportunité que lui propose Florence Dufour, la fondatrice et directrice générale de cette école d’ingénieurs de 1992 à 2023. « Ce poste consiste à gérer une équipe opérationnelle chargée de la scolarité et de l’accompagnement académique des étudiants : planification des emplois du temps, accompagnement des étudiants, etc. Le challenge de l’EBI a été de recruter un profil atypique, qui connaît bien l’EBI, pour apporter une expertise industrielle au service des études. »

De la recherche au service admissions… en passant par la pâtisserie !

Julie Corvisier a également fait le pari de se réorienter plusieurs fois. Après avoir été assistante administrative et commerciale, technicienne de recherche clinique en épidémiologie et coordinatrice de projet d’étude au CHRU de Nancy, elle se reconvertit dans la pâtisserie.

« En octobre 2015, une refondation au CHRU de Nancy a bouleversé ma situation : les techniciens n’étaient plus rattachés à un enseignant-chercheur, mais directement à une unité, rapporte-t-elle. Cela, combiné à un changement de manager, m’a incité à partir. »

Julie Corvisier est gestionnaire administratif CFA et scolarité. - © D.R.
Julie Corvisier est gestionnaire administratif CFA et scolarité. - © D.R.

Elle s’oriente alors vers un projet de formation : un CAP cuisine au CFA Bazin à Nancy, obtenu en juin 2016. Elle envisage alors de créer des petits pots éducatifs destinés à sensibiliser les enfants au goût et à une alimentation équilibrée. Cependant, « monter ma propre entreprise s’est avéré plus complexe que prévu surtout dans le secteur de l’agroalimentaire ». Elle redevient technicienne en recherche clinique jusqu’en octobre 2018 avant de faire de la pâtisserie son métier.

« Le CAP cuisine avait ravivé mon envie de travailler avec mes mains et de donner du sens à mon travail », raconte-t-elle. Après un passage de trois mois aux Canailles à Ludres (54), elle revient dans le Grand Nancy comme cheffe pâtissière pour le restaurant Les enfants terribles, jusqu’à décembre 2019. « Cette expérience a été à la fois très dure et très enrichissante car je suis entrée dans le métier sans formation et me suis retrouvée cheffe pâtissière au bout de trois mois dans le cadre d’une ouverture de restaurant avec un changement de carte chaque semaine tout en respectant la saisonnalité. » Elle rejoint ensuite un traiteur, Lorraine Réception, d’août 2020 à l’été 2023.

En passant d’un restaurant à un traiteur, Julie Corvisier a découvert une autre facette de la patisserie. - © D.R.
En passant d’un restaurant à un traiteur, Julie Corvisier a découvert une autre facette de la patisserie. - © D.R.

Mais son corps commence à montrer des signes de fatigue. « À 41 ans, je me suis dit qu’il fallait envisager un changement pour préserver ma santé, en évitant le port de charge et les gestes répétés, et ai décidé d’arrêter ma carrière dans la pâtisserie. »

C’est alors qu’elle postule à ICN business school, qu’elle intègre en 2023 en tant qu’assistante administrative au sein du service admissions et inscriptions. « Je suis reconnaissante envers l’équipe des ressources humaines qui a su lire mon CV sous le prisme des compétences associé, car un CV non linéaire peut faire peur au premier abord. » Depuis le 1er janvier 2025, elle est devenue gestionnaire administrative du centre de formation d’apprentis (CFA) et scolarité de l’école de commerce.

D’agriculteur à enseignant-chercheur pour comprendre les mécanismes sous-jacents de l’agronomie

Après une carrière d’exploitant agricole en polyculture et élevage bovin laitier de 1994 à 2001 (les trois premières années en parallèle d’une formation de technicien agricole en distanciel), Christophe Naudin décide de changer de voie. Pour celui qui est aujourd’hui directeur du programme agronome à l’École supérieure des agricultures (ESA), cette réorientation a nécessité un engagement sur le long terme : sept ans au total.

« Je ne suis pas allé au bout de la démarche d’installation comme agriculteur pour plusieurs raisons : j’ai ressenti une insatisfaction intellectuelle et professionnelle, détaille-t-il. Le BTS de gestion agricole que j’avais m’apprenait à appliquer des références, mais pas à comprendre les mécanismes sous-jacents, cela relevait plutôt du niveau master. Cette frustration s’accompagnait d’un isolement social et professionnel, lié à une région peu dynamique dans le domaine de l’élevage. J’ai donc décidé de me réorienter vers l’enseignement. »

Christophe Naudin est directeur du programme agronome à l’ESA Angers et Paris. - © D.R.
Christophe Naudin est directeur du programme agronome à l’ESA Angers et Paris. - © D.R.

Il opte ensuite pour un double diplôme, cumulant la cinquième année ingénieur de l’ESA et un master de recherche à l’Agro de Paris (aujourd’hui AgroParisTech), obtenu en 2006. « Durant cette période, j’ai découvert la recherche et me suis pris au jeu. J’ai rencontré plusieurs enseignants-chercheurs pour connaître la réalité de leur métier. »

Christophe Naudin poursuit avec une thèse à l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), en détachement au sein de l’unité de recherche ESA-Inrae légumineuses, écophysiologie végétale, agroécologie qu’il soutient en 2009. Il est recruté un mois auparavant comme enseignant-chercheur en agronomie au sein de l’ESA.

Il prend ensuite progressivement d’autres responsabilités. « En 2015, on m’a proposé de postuler comme responsable des études, cite-t-il. Ce à quoi je n’aurais pas pensé spontanément. Mon objectif avait été de me focaliser sur mon activité de recherche. » En ce début d’année 2025, il finalise la préparation de son habilitation à diriger des recherches.

La valeur ajoutée des profils atypiques

Venant d’écosystèmes différents, les profils non linéaires ont une approche différente de leurs missions dans l’ESR. Sophie Hervet a, elle, mis à profit son expérience de l’industrie pour moderniser la gestion académique à l’EBI. « Il y a un parallèle entre la logistique industrielle et mon rôle actuel : dans la gestion du flux, coordonnée via l’utilisation d’un ERP (en anglais : enterprise resource planning), les pots de crème cosmétiques ont été symboliquement remplacés par des bulletins de notes et des diplômes et les consommateurs par des étudiants », explique-t-elle.

Elle détaille : « Changer une salle de cours, par exemple, c’est une question d’ordonnancement. Il faut accepter que tout ne soit pas figé, c’est normal. J’utilise le vocabulaire de l’industrie pour expliquer ces concepts et redéfinir le rôle du service : nous ne sommes plus un simple secrétariat pour les étudiants, notre expertise s’opère sur le data management. »

Si elle estime que l’agilité industrielle est une force, elle regrette que « dans le milieu académique, elle peut être perçue comme une forme d’instabilité ».

Après avoir abandonné en juin 2024 son statut associatif, ICN est en phase de rachat. - © ICN
Après avoir abandonné en juin 2024 son statut associatif, ICN est en phase de rachat. - © ICN

Julie Corvisier, de son côté, valorise ses compétences en coordination et en gestion acquises dans ses précédents métiers. « Chaque expérience est bonne à prendre, un CV non linéaire est une richesse », affirme-t-elle.

Christophe Naudin met en avant la capacité à gérer les aspects administratifs et financiers en enseignement comme en recherche, souvent peu appréciés par les profils plus académiques. « Souvent, ce que j’observe sur des trajectoires plus rectilignes d’enseignants-chercheurs, c’est que la gestion administrative et financière coince un peu. En ce qui me concerne, cela ne m’embête pas. Ce n’est pas le volet le plus enthousiasmant dans mon quotidien, mais il est nécessaire. »

Autre avantage : il n’a pas de problèmes à encaisser la charge de travail : « J’ai commencé dans un métier rude et exigeant, avec très peu de temps libre. La charge de travail en tant qu’enseignant-chercheur et directeur de programme ingénieur paraît beaucoup moins lourde en comparaison ! »

Transmettre et échanger, un moteur commun

L’ESA possède deux campus : à Angers et à Guyancourt en région parisienne. - © ESA
L’ESA possède deux campus : à Angers et à Guyancourt en région parisienne. - © ESA

Si leurs parcours diffèrent, ces professionnels partagent une passion pour la transmission. « Ce qui me motive beaucoup, c’est comprendre et transmettre », explique Christophe Naudin. Responsable de la majeure « production végétale et agroécologie » (option du cycle master au sein du programme ingénieur agronome) à l’ESA dès sa prise de poste, il a trouvé dans cette première mission un équilibre entre ingénierie pédagogique, valorisation des expertises en recherche et collaboration internes et externes.

Julie Corvisier trouve également du sens dans le contact humain. « Mon fil rouge a toujours été de conserver un poste dynamique, en lien avec des missions organisationnelles et humaines. »

Sophie Hervet partage cette motivation pour le social : « Après avoir contribué indirectement au développement du chiffre d’affaires des entreprises qui m’ont employées, pendant vingt ans et ayant vécu deux licenciements collectifs au cours de ma carrière, j’avais besoin de revenir à l’humain. Ce poste m’a permis de développer des compétences au profit des étudiants, de mon équipe et de l’EBI. »

Le rôle du lien alumni dans le changement de voie professionnelle

Est-il plus probable de changer de voie professionnelle pour retourner dans son alma mater ? Cela a en tout cas été l’élément déterminant dans le cas de Sophie Hervet.

« Si ce n’avait pas été l’EBI, je n’aurais pas fait ce virage à 360°. J’ai accepté une résilience sur mon salaire parce que ce qui m’anime, c’est l’humain et le management transverse. Je suis une vitrine pour les étudiants », explique-t-elle.

Comment voient-ils la suite ?

Après trois ans comme responsable des études, Sophie Hervet a l’impression d’avoir trouvé un second souffle, même si la première année a été un défi.

L’EBI forme des ingénieurs et assistants ingénieurs en biologie. - © EBI
L’EBI forme des ingénieurs et assistants ingénieurs en biologie. - © EBI

« Je connaissais bien le programme de la formation et l’ADN de l’école qui est resté le même, mais le milieu académique m’était nouveau. J’ai appris quelles étaient les choses qui ne pouvaient pas être changées et celles sur lesquelles il était possible d’apporter de la modulation même si cela prend du temps. Aujourd’hui, je suis responsable d’un programme de master spécialisé dans l’industrie. » Elle ne se voit pas travailler dans un autre établissement d’enseignement supérieur.

Julie Corvisier, qui vient de prendre un nouveau poste, ne se projette pas encore pour la suite.

Christophe Naudin reste ouvert aux opportunités et n’envisage pas de changement d’orientation imminente : « Je me suis toujours senti bien dans mes missions, car elles sont ponctuées de nouveaux challenges et d’opportunités d’apprendre et de progresser. Tant que j’ai le sentiment d’apporter quelque chose, cela me convient. Le jour où ce ne sera plus le cas, je réfléchirai à une autre voie. »

Leurs conseils pour réussir sa réorientation

• Observez la réalité du métier : « Interrogez des professionnels sur la réalité de leur métier, sollicitez des avis », conseille Christophe Naudin.

• Osez ! « L’inconnu ne doit pas inculquer la peur mais doit être vécu comme une opportunité de s’enrichir », souligne Julie Corvisier.

• Faites-vous accompagner : « Se faire accompagner permet de clarifier ses objectifs et d’identifier les opportunités », rapporte Sophie Hervet.

• Planifiez cette étape avec votre partenaire de vie. « Ce type de projet doit être une décision de couple, car il engage sur plusieurs années », témoigne Christophe Naudin.