Numérique

Au cœur du basculement en distanciel de l’X avec Latifa Berkous, ingénieure pédagogique

Par Marine Dessaux | Le | Pédagogie

Au cœur de l’action en tant qu’ingénieure pédagogique et membre de la cellule d’e-learning de l’X École Polytechnique, Latifa Berkous fait un premier bilan du distance learning pour Campus Matin.
Elle revient notamment sur l’importance d’un accompagnement personnalisé et adapté aux profils d’utilisateurs.

Latifa Berkous © Jeremy Barande - © Jeremy Barande
Latifa Berkous © Jeremy Barande - © Jeremy Barande

A partir de quel jour 100 % de vos cours ont-ils été disponibles à distance ?

À partir du 23 mars. La semaine précédente a été consacrée à la formation des enseignants, à raison de 3 à 4 sessions par jour, nous avons organisé des sessions sur la transposition d’un cours en numérique, la prise en main d’un logiciel pédagogique et la façon de favoriser l’interactivité sur Moodle. 20 à 25 professeurs pouvaient s’inscrire à des webinaires de 90 minutes. Nous avons également assuré un accompagnement individuel pour répondre à des demandes ponctuelles.

Après l’annonce du 16/03, nous avons travaillé le vendredi et le week-end pour une programmation assez serrée, qui concerne 770 enseignants, la plus optimisée possible. Cela a représenté une grosse charge de travail, il a fallu prioriser en fonction du démarrage des cours.

Expertise de conception et animation de classes virtuelles

Les sessions de travail ont été organisées sur Zoom, un outil qu’on utilise depuis deux ans environ pour faire la liaison avec les pays asiatiques, notamment la Chine, pour la pré-admission au programme bachelor et pour dispenser des classes virtuelles de programmes déjà en ligne. C’est dans la création d’un parcours SPOC (small private online course, c’est-à-dire un cours en ligne en petit comité), dédié aux énergies renouvelables, que nous avons affiné cette expertise de conception et animation de classes virtuelles. Nous avions alors pu filmer les enseignants sur le campus, mettre les cours en place, tout cela de façon plus sereine. 

La difficulté qui s’est présentée avec la fermeture soudaine du campus, a été de mettre tout cela en place dans l’urgence. Nous n’avions plus accès au studio pour enregistrer, par exemple, certains éléments de distance learning qui nécessitaient une présence physique des intervenants - comme les « cafés pédagogiques » - n’étaient plus envisageables. 

Campus Polytechnique - © MGu
Campus Polytechnique - © MGu

A propos de la cellule e-learning

• Créée en 2013, lors de l’avènement des MOOCs, la cellule d’e-learning de l’X est composée d’un chargé de mission, d’un ingénieur pédagogique, d’un cadreur-monteur et d’un motion designer.

• Avec aujourd’hui six années d’expérience en digital learning, la cellule a commencé par expérimenter avec la mise sur pied de deux cours accompagnés de vidéos, l’expérimentation a été concluante.

• Elle s’attache à accompagner les professeurs dans la dimension pédagogique et technique du cours en ligne, détermine le design et s’assure de la qualité visuelle et sonore des ressources.

• Aujourd’hui, une trentaine de formations sont disponibles aux étudiants, dont 10 en anglais, partout dans le monde via les plateformes Coursera et Fun Mooc.

Quelles technologies utilisez-vous, pour quelles utilisations ?

La plateforme Moodle et des outils interactifs comme Wooclap. Mais chaque enseignant utilise ses propres outils (Padlet, Slack) pour favoriser l’échange en distanciel. 

Script développé ex-nihilo

Concernant Zoom, un script a été créé par le chargé de mission e-learning en collaboration avec DSI et les services de scolarité. Ce script développé ex-nihilo a permis de créer automatiquement chaque créneau de cours du planning hebdomadaire en sessions Zoom avec un accès enseignant et un accès enseignant.

Un autre script prend le relai pour intégrer tous ces liens sur la plateforme d’enseignement Moodle, dans les espaces de cours concernés.

Un dernier script permet d’enregistrer toutes les vidéos générées sur la plateforme vidéo de l’École et les rendre accessibles aux étudiants internationaux et à la communauté éducative, sous réserve que les enseignants aient donné leur accord.

A ce jour, cela représente 4 960 sessions de cours et 9 600 heures de cours.

Combien de professeurs sont-ils concernés et combien d’élèves ?

Plus de 400 enseignants sur les premiers dix jours et depuis, la quasi-totalité des enseignants sont passés par nos services, individuellement ou en groupe. C’est aussi le cas des 400 étudiants de première année et des assistantes de département.

Concernant les assistantes de département, elles ont un rôle important dans la relation avec les enseignants, et disposent d’un rôle étendu sur les plateformes d’enseignement et vidéos. Elles sont des relais pour fluidifier les liens entre les enseignants et notre service et rediriger les enseignants vers nous pour les aider sur des points techniques, pédagogiques.

Quelles sont les principales difficultés que vous avez rencontrées ?

Il a fallu se réadapter pour pallier au volume important des enseignants à former. Il était indispensable de s’adapter au profil de chaque utilisateur et de prendre en compte leur utilisation et relation avec le digital. Selon Everett Rogers et ses travaux sur la diffusion de l’innovation, on identifie quatre types d’utilisateurs :  la majorité tardive, les innovateurs, la majorité précoce et les réfractaires.

Conjuguer avec leurs inquiétudes

Ces derniers ont besoin de plus de temps d’accompagnement, ils n’utilisent déjà pas, ou peu, les outils numériques mis à disposition en temps normal. Ce sont de très bons enseignants, il faut juste conjuguer avec leurs inquiétudes, passer plus de temps avec. Pour eux notamment, nous avons fait beaucoup de vidéos très courtes, très ciblées, qui reprennent les fondamentaux. On s’appuie sur les collègues qui viennent les aider, on leur propose de collaborer, de se baser sur des maquettes plus simple.

Les innovateurs représentent environ 2,5 % des enseignants. Ce sont des utilisateurs qui n’ont pas besoin d’accompagnement : au contraire, ils sont force de proposition, notre rôle est alors de leur permettre d’échanger avec leurs collègues, pour qu’ils fassent profiter de leur savoir-faire et de leurs idées. Un espace spécialement créé sur Moodle permet de centraliser les informations.

Graduate degree à Polytechnique - étudiante - © Polytechnique/Jérémy Barande
Graduate degree à Polytechnique - étudiante - © Polytechnique/Jérémy Barande

Mesurez-vous les retours des enseignants ?

Les retours sont de différents niveaux et dépendent beaucoup du matériel pédagogique initial de l’enseignant : s’il a fallu tout recommencer, créer des vidéos à la maison, c’est beaucoup de travail. Cependant, les retours sont globalement positifs et nous donnent envie d’aller plus loin. 

Une fois qu’ils ont réussi à créer la maquette de leur cours en ligne, les enseignants sont contents d’avoir réussi et apprécient de pouvoir mesurer l’engagement des élèves en connaissant le nombre de vues d’une vidéo, la quantité de QCM rempli, etc.

Encore beaucoup à faire pour s’assurer de l’équité des examens

Certains enseignants ont découvert que le e-learning pouvait enrichir le présentiel, que la plateforme était complémentaire à leurs cours en présentiel. Ils ont découvert des fonctionnalités comme pouvoir créer des évaluations avec des questions piochées aléatoirement, à partir d’une liste et, ainsi, rendre le contrôle différent pour chaque étudiant. Néanmoins, autour de l’évaluation, il reste encore beaucoup à faire pour s’assurer de l’équité des examens, validité, pallier au plagiat, entre autres.

Dans tous les cas, le travail qu’a demandé cette transition au digital learning n’est pas un travail vain.

Mesurez-vous les retours des élèves ?

Dès la 1ère semaine, un questionnaire a été conçu et diffusé à tous les étudiants pour identifier leur lieu de résidence, leur équipements et les interroger sur leur charge de travail. L’une des choses qui ressortait était une charge trop importante. Les enseignants, forts de ces retours, ont adapté leurs cours avec les étudiants. Cela nécessite un suivi et une planification très fine.

D’un point de vue de l’apprentissage, cette organisation de travail était nouvelle pour un grand nombre d’étudiants qui avaient suivi une scolarité en présentiel. On apprend à être plus flexible, maître de sa propre feuille de route pédagogique. Mais il est évidemment plus compliqué pour les étudiants de travailler quand ils doivent partager un petit espace avec plusieurs personnes.

Télétravail pour les personnels et distance learning pour les élèves de l’X - © École polytechnique - J.Barande
Télétravail pour les personnels et distance learning pour les élèves de l’X - © École polytechnique - J.Barande

Que faites-vous pour ré-engager les élèves, les aider à se faire au distance learning ?

Concepts d’auto-régulation, concentration, motivation, procrastination

En avril, j’ai animé un atelier pour la promotion des X19, 1ère année du cycle polytechnicien, qui s’intitule « comment étudier efficacement à distance ».

Cet atelier avait pour objectif de les sensibiliser à ce nouveau contexte d’apprentissage et leur proposer de découvrir, tester et adopter une nouvelle organisation de travail qui soit efficace pour chacun. L’idée est de rendre ces étudiants plus acteurs de leur parcours étudiant et développer la compétence d’apprendre-à-apprendre, dont on connaît la valeur et l’importance dans un monde où ils seront amenés à développer de plus en plus de nouvelles compétences et acquérir de nouvelles connaissances. Ces bases seront utiles dans toute situation d’un nouvel apprentissage.

Nous avons tout d’abord amorcé la réflexion autour des concepts d’auto-régulation, concentration, motivation, procrastination. Nous avons fait ressortir leurs propres leviers de motivation qui sont différents selon les étudiants et les transformer en point d’appui lorsque la motivation sera en berne à un moment du parcours. 

Puis, j’ai proposé des activités pour que les étudiants mettent en place leur plan d’apprentissage personnalisé en fonction de leur profil, un planning mensuel et hebdomadaire à la fois objectif et réaliste. Il s’agissait d’une première pour les étudiants, la prise en charge de leur planning.

Enfin une troisième partie était consacrée à la découverte de méthodes de travail pour gagner en concentration, comme la technique de Pomodoro, le Mind-mapping, technique qui structure visuellement les idées par des mots-clefs et des pictogrammes et permet des ancrages durables, la prise de notes d’une vidéo pédagogique, initier du travail collaboratif entre pairs, la technique Meras pour optimiser la prise de notes, etc.

Polytechnique - © MGu
Polytechnique - © MGu

Après ces premières semaines de distance learning, quelles leçons tirez-vous ?

Nous allons continuer à apprendre, à peaufiner les cours

Il est difficile de faire une réponse commune car il y a eu beaucoup de situations différentes. On va commencer par collecter et référencer toutes ces nouvelles maquettes pédagogiques. Ce qui est très positif c’est la possibilité de produire des analyses et comparaisons entre un cours qui a existé en présentiel et sa version tout-à-distance, d’avoir des retours et des statistiques. Il y a beaucoup de leçons à tirer en matière de formation, nous allons continuer à apprendre, à peaufiner les cours. Les professeurs veulent prendre le temps de la réflexion, de découvrir de toutes les possibilités qu’offre le numérique en pédagogie.

Outre les matières scientifiques phares, nous avons également été challengés sur des situations plus inédites pour aider les enseignants à trouver des alternatives : pour évaluer un cours de sport ou encore poursuivre un cours d’anglais sur l’improvisation théâtrale. Dans le premier cas, les instructeurs de sport se sont adaptés : ils ont demandé des productions écrites sur l’histoire du sport, des analyses sur les bénéfices de l’activité physique. Dans le second cas, l’écriture des dialogues puis l’improvisation se faisait sur Zoom.

La perception des professeurs du distance learning a-t-elle changé ?

Globalement, quel que soit le niveau initial des enseignants, compte tenu du fait que cette situation dépasse tout le monde, il y a eu une situation “de pas le choix”, il fallait s’y mettre. 

Le mythe du digital qui remplace l’enseignement traditionnel

Certains redoutaient le mythe du digital qui remplace l’enseignement traditionnel. En fait, l’expérience montre que l’outil n’est qu’un outil, que sans enseignant l’outil zoom ne suffit pas à donner un cours, il se contente de faire du lien. En revanche, l’adaptation à des formules hybrides peut avoir du sens. Elle favorise la réalisation d’une partie des activités à distance en autonomie pour pouvoir se concentrer sur l’accompagnement et le feedback qui ne peuvent se faire qu’avec l’enseignant. L’envie de passer à ces « cours hybrides » a été émise par certains enseignants. 

Vue aérienne du campus de l’Ecole polytechnique - © EPA Paris-Saclay / Alticlic @AltiClic
Vue aérienne du campus de l’Ecole polytechnique - © EPA Paris-Saclay / Alticlic @AltiClic

Après la crise, la formation initiale de l’X redeviendra-t-elle comme avant ?

Aujourd’hui, nous n’en sommes pas à statuer ou à valider. Notre problème le plus pressant est d’organiser des évaluations valides et équitables. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il y aura un avant et un après. Les organisations des cours ont été modifiées, les enseignants s’exprimeront sur leurs expériences de cours à distance et un travail entre la Direction de l’enseignement et les enseignants permettra de dessiner le nouveau paysage de la formation initiale à l’X

S’il n’y a pas de déconfinement, quelles sont les évolutions prévisibles et/ou souhaitables ?

Il faudrait un renforcement des moyens humains pour continuer l’accompagnement pédagogique. Notre mission serait alors de continuer à explorer les outils pédagogiques, de trouver, entre autres, la meilleure façon de surveiller les examens en direct.