Hybridation dans les facs de droit : la parole est aux opposants
Par Catherine Piraud-Rouet | Le | Pédagogie
Les facultés de droit sont parmi les plus opposées à la généralisation de l’hybridation des enseignements. Pour elles, le présentiel doit rester à la base des cursus et le distanciel ne peut être qu’un complément à un enseignement de qualité.
Campus Matin a été à la rencontre d’universitaires critiques et vous livre leur vision en dix arguments.
De Bordeaux à Saint-Étienne en passant par Saclay : nous avons interrogé trois professeurs de droit pour avoir leur sentiment sur la montée en puissance du digital learning.
Hostiles à la généralisation de l’hybride dans les facultés de droit, ils avancent dix arguments majeurs.
1. La spécificité pédagogique
Le distanciel présente un gros inconvénient : il est très difficile d’interagir. Or, faire du droit, c’est argumenter, c’est débattre. « Quand j’aborde la question du viol et que je présente des affaires récentes, le fait, pour les étudiants, de voir comment ils réagissent les uns par rapport aux autres, fait partie intégrante de l’expérience. Toute chose impossible, bien sûr, à distance », pointe Jean-Christophe Saint-Pau, professeur de droit privé et sciences criminelles, doyen de la faculté de droit et science politique de Bordeaux et président de la Conférence des Doyens.
Pour Joël Moret-Bailly, professeur de droit privé et sciences criminelles à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne, « priver un juriste de sa capacité de parole en direct, c’est culturellement compliqué ».
Selon lui, à distance, on perd beaucoup de choses, à commencer par la capacité à mesurer la bonne compréhension des étudiants, ainsi qu’une forme de provocation et d’ironie.
« J’officie en L1, L2 et master, ainsi que dans des formations professionnelles, témoigne-t-il. La pratique pédagogique en droit, c’est un corps à corps avec un amphithéâtre. Lorsqu’il n’y a pas grand-monde, je descends de l’estrade ou je me rapproche des étudiants. Chose impossible devant un écran, où je ne sais même pas exactement combien de personnes m’écoutent, tous les participants à la visioconférence ne branchant pas forcément leur caméra, déplore-t-il. Ce qui fait que j’ai face à moi des cases vides. »
« Pour moi, le distanciel, c’est une caricature de cours magistral, poursuit-il. Les TD, tout particulièrement, se prêtent très mal à ce format. Les petits messages reçus sur la droite de l’écran ne remplacent pas les échanges verbaux. D’autant plus que les étudiants sont souvent très passifs.
Ça ne marchera que s’ils branchent leur caméra et n’hésitent pas à poser des questions. Et si, dans tous les cas, nous avons pris contact au moins une fois ou deux en face à face (même masqués). »
2. Une sécurisation des données insuffisante
« Si les outils ne sont pas maîtrisés, le risque de récupération des adresses IP, à des fins de falsification des identités notamment, est important. Or la sécurité est fondamentale dans l’attribution des diplômes. D’où des problèmes à la fois juridiques, déontologiques et techniques à résoudre en amont », soulève Julien Boudon, ancien doyen de la faculté de droit de Reims, désormais professeur de droit public à l’Université Paris-Saclay.
3. Un coût trop élevé
Le distanciel de qualité coûte cher, de l’ordre de plusieurs millions d’euros pour une université. « Les besoins en investissements sont massifs : acquisition de matériel et de licences professionnelles, renforcement et sécurisation des connexions, multiplication du nombre de serveurs, recrutement d’ingénieurs pédagogiques numériques, équipement des salles en écrans… », énumère Julien Bourdon.
4. Le manque de moyens du secteur
À cela s’ajoute le fait que le droit, filière en tension, est confronté à de très grandes cohortes d’étudiants. Comment gérer 2 000 étudiants de L1 pas tous équipés ?
« Les sciences humaines sont les parents pauvres en matière d’ingénieurs pédagogiques, regrette Jean-Christophe Saint-Pau. Idéalement, nous devrions disposer a minima d’un ingénieur pédagogique par années d’études et par mention de master ou de licence : pour comparaison, à Bordeaux, nous en avons deux en faculté de droit-économie, pour 14 000 étudiants ! »
« De manière globale, à l’heure actuelle, aucune plate-forme numérique universitaire en France n’est capable d’encaisser le tout distanciel en termes de flux et de connexions. »
5. Le risque du passage à des enseignements au rabais
Beaucoup pointent la tentation de l’économie budgétaire généralisée. « Pourquoi ne pas dupliquer tel cours à l’échelle des 60 facultés de droit ? Limiter les frais sur les amphis et les salles de TD ? Ou encore effectuer des coupes sur les postes (enseignants-chercheurs, responsables administratifs chargés de la scolarité…) ? », interroge alors Julien Boudon.
6. L’hybridation n’a pas l’apanage de l’innovation
« Je tiens à préciser que j’injecte régulièrement photos, vidéos et sondages dans mes cours en amphi, note Joël Moret-Bailly. Et que je fais beaucoup de pédagogie inversée : je donne à mes étudiants des exercices à préparer à l’avance, avant une session de 15 à 20 minutes de commentaire et synthèse. Bref : contrairement à une idée encore répandue, le présentiel ne rime pas moins avec innovation et interactivité que le distanciel. Bien au contraire ! »
7. L’hybridation, pas pour tous les publics
« L’hybridation est un format intéressant pour les publics d’étudiants autonomes, comme les masters ou les adultes en formation professionnelle. Mais cela reste compliqué pour les publics plus jeunes », évoque Jean-Christophe Saint-Pau.
8. Un format chronophage
« Pour préparer sérieusement un enseignement à distance, il faut compter un rapport de l’ordre d’un à quatre entre le temps de préparation et le temps de cours dispensé », relève Jean-Christophe Saint-Pau.
D’abord, il faut être formé aux outils. Puis se livrer à toute une manutention (transfert des cours, numérisation des documents, etc.). Enfin, il n’est pas question de seulement déposer des notes de cours en ligne : pour chaque chapitre, il faut mettre en place exercices, quizz, synthèse, liens…
9. Une évaluation du temps de travail compliquée
Ce qui pose une autre problématique : comment quantifier ce travail supplémentaire ?
« Les universités s’appuient sur le référentiel équivalent horaire, pour permettre de convertir cette préparation en un volume d’heures d’enseignement, permettant à l‘enseignant de toucher une prime ou d’être déchargé de son service, explique Jean-Christophe Saint-Pau. Avec la difficulté de déterminer un cahier des charges : qu’est-ce que de la « vraie » hybridation ? »
En fonction de l’établissement, ce choix stratégique pourra donner lieu à une équivalence variable.
10. L’absence de vrai lien social
Enfin, les professeurs pointent du doigt les conséquences du distanciel sur les relations sociales des jeunes.
« Le présentiel est la seule manière de créer du lien et de l’émulation entre les étudiants. C’est, souvent, la seule chance de socialisation de ceux issus des zones rurales. Généraliser le distanciel, c’est aussi tuer les villes universitaires moyennes », prévient Julien Boudon.