Shoah - Rwanda : ces étudiants franco-allemands ont plongé dans la réalité du génocide
Par Marlène Goetz | Le | Expérience étudiante
Comment le discours de haine prend-il le pas sur la raison ? Lors d’un voyage au Rwanda cet été, 18 étudiants franco-allemands ont tenté un parallèle entre la Shoah et le génocide des Tutsis en 1994. Cette réflexion citoyenne sur le devoir de mémoire s’est avérée être une « expérience de vie » pour les intéressés. Un défi pédagogique et humain que vous raconte Campus Matin.
« J’ai eu une cohorte formidable ; ils ont vraiment joué le jeu. » Fabien Théofilakis a encore la tête au Rwanda où il a emmené 18 étudiants en juillet. D’un ton très enthousiaste, ce professeur d’histoire, enseignant à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, détaché à l’Université européenne Viadrina (Allemagne) où il détient la chaire « Pensées françaises contemporaines », revient sur son été pas comme les autres.
Il a monté de A à Z ce projet universitaire inédit : un séminaire entre Paris et Francfort-sur-l’Oder (ville allemande frontalière de la Pologne, siège de Viadrina) avec un groupe d’étudiants qui ne s’étaient en partie jamais rencontrés, pour tenter une approche comparative de la Shoah et du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994. Récit.
De la théorie au terrain
Après deux semestres théoriques, le cours s’est achevé par une « expérience de terrain » de dix jours, une « expérience de vie », corrige Inès de Falco, l’une de ses étudiantes en histoire de Paris 1. « Je n’avais jamais été dans un endroit qui m’était si étranger. Pourtant je n’étais jamais allé dans un pays en y étant aussi préparé », complète Felix Trojan, un jeune Allemand inscrit en double master d’études européennes à Viadrina. « À quoi cela ressemble un village rwandais ? Nous avions lu énormément sur le pays des mille collines : mais quelles hauteurs ont-elles ? Pour moi, il était nécessaire de partir », pointe Julie Sidrot de Paris 1, qui compte désormais systématiquement intégrer dans ses recherches un apport du terrain.
Le voyage, construit de façon progressive, était organisé pour emmener les participants au plus loin dans l’horreur. « J’ai ressenti des angoisses que je n’aurais jamais pensé éprouver », constate une étudiante. Exposition de crânes ou même de cadavres conservés dans de la chaux, succession de fosses communes, une trace de sang de bébé sur un mur…
Pour les jeunes Français et Allemands du groupe, cette plongée dans la réalité insoutenable du génocide a ouvert des portes de réflexion inattendues sur les « tabous de nos passés, que ce soit la colonisation pour les uns, ou la Shoah pour les autres », souligne Inès de Falco.
Au mémorial de Murambi, seules neuf personnes du groupe ont pu achever la visite, au sommet d’une colline où était installé le camp des soldats français de l’Opération Turquoise, eux aussi coupables de viols sur les femmes Tutsis.
Des étudiants en France et en Allemagne… un défi pédagogique !
Tous les participants insistent sur l’enrichissement lié à la composition du groupe. Historiens, juristes, linguistes, étudiants étrangers en Erasmus… Le professeur Théofilakis a volontairement cherché à casser des cloisons, pendant les deux semestres de cours avec des travaux en binômes et une participation active des étudiants à l’élaboration même du programme d’enseignement.
Un défi pédagogique, géographique et technique : seule la moitié des étudiants suivait le cours en présentiel, à Francfort sur l’Oder.
La rédaction d’un blog de voyage a poussé à la confrontation des idées et des impressions. Chaque soir, autour d’un verre, une discussion informelle permettait de digérer les visites ou les rencontres du jour. Une démarche fastidieuse et répétitive, suscitée par l’enseignant, et à laquelle les étudiants n’ont pas immédiatement adhéré. Les deux tiers d’entre eux n’avaient jamais quitté l’Europe et, selon Fabien Théofilakis, « ils ont dû apprendre à assumer leur altérité ».
« On a pleuré, on a ri, on s’est engueulé », raconte Gauthier Lechapelain. Ancien militaire déployé au Tchad, c’était un étudiant avec une maturité de terrain, aguerri aux scènes dures. Pour lui, ces soirées de parole libre ont été finalement le temps fort du séjour.
Un projet difficile à financer
Plusieurs étudiants sont restés sur place à l’issue du périple, pour découvrir un Rwanda différent. Fabien Théofilakis l’a permis dès lors que cela n’augmentait pas le prix des billets d’avion. La recherche de financements a été poussive révèle l’historien, surpris de ce manque d’intérêt général :
« Avec le Rwanda, le “plus jamais ça” est un échec. Le génocide de 1994 devrait être une connaissance de l’honnête homme du 21e siècle. Comment le discours de haine prend le pas sur la raison… »
C’est d’ailleurs un article pseudoscientifique et en partie révisionniste publié il y a quelques années qui a été le point de départ du projet. « Un vrai scandale ! Cela ne serait jamais arrivé si on avait eu le minimum de connaissances. » Finalement, le projet a été financé à hauteur de 50 000 euros par les deux universités, l’université franco-allemande, et des partenaires extérieurs dont l’Office franco-allemand pour la jeunesse (Ofaj), la Fondation pour la mémoire de la Shoah, le bureau de la coordination universitaire de l’ambassade de France ou le Centre Marc Bloch (Berlin).
Fabien Théofilakis le voit aussi comme sa petite réponse à la montée de la haine dans nos sociétés. Il rappelle qu’il n’y a jamais eu autant de prévention, mais que jamais les actes antisémites n’ont été aussi nombreux depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Peut-on comparer l’incomparable ?
« Dans les deux cas, c’était planifié par l’État. C’était une perversion autorisée », a découvert Felix Trojan, qui s’était inscrit à ce cours pour aborder la Shoah par un autre biais. Le jeune Allemand a réalisé qu’il y a une même volonté de transmettre la mémoire mais elle passe par des formes différentes. Au Rwanda, si elle est ancrée dans le quotidien de la population, elle est peu lisible pour les visiteurs extérieurs s’ils ne bénéficient pas des explications d’un guide. Le récit est aussi très encadré par le régime.
Inès de Falco se livre : « Avant de partir, j’ai été saisie par un énorme syndrome de l’imposteur. J’avais peur d’arriver avec mon regard d’Européenne. Mais en réalité, pour les Rwandais, ce qui compte c’est que nous transmettions cette mémoire. Cela m’a permis de relativiser mon perfectionnisme et de réfléchir sur la place de l’émotion dans le travail de l’historien. »
Apprendre à varier les points de vue, à dépasser ses tabous, à sortir de sa zone de confort : à l’heure de l’entre-soi des algorithmes, et quand les contre-vérités font vaciller la tolérance, cette expérience universitaire a de quoi servir de modèle pour d’autres projets similaires.