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Les multiples facettes du jeu de rôle en pédagogie

Par Marine Dessaux | Le | Pédagogie

Escape game, serious game, jeu vidéo… La gamification est au cœur des nombreuses innovations pédagogiques. Plus confidentiel, le jeu de rôle s’invite timidement dans les établissements par le biais de quelques enseignants passionnés ou de rares personnalités qui popularisent cette pratique en France. Et pourtant, des recherches mettent en lumière les apports de cette activité qui demande peu de ressources et une méthodologie qui a fait ses preuves.

Les apports du jeu de rôle en pédagogie ont été confirmés par la recherche.  - © Philippe Lépinard
Les apports du jeu de rôle en pédagogie ont été confirmés par la recherche. - © Philippe Lépinard

Une activité « de geek », réservée aux garçons ? Loin des clichés, le jeu de rôle montre toute sa vertu pour la pédagogie, y compris dans l’enseignement supérieur ! Panorama et méthodologie.

Le JDR, une appellation trois réalités

L’expression jeu de rôle (JDR) recouvre trois réalités, expose Philippe Lépinard, maître de conférences à l’Université Paris-Est Créteil (Upec) qui s’est penché sur la question dans le cadre du projet pédagogique et de recherche Eduteam de l’Institut de recherche en gestion (Upec - Université Gustave Eiffel).

Dans sa forme la plus simple, le jeu de rôle de formation consiste à simuler une situation en se mettant à la place d’un personnage. « Une pratique formalisée par Annie et George Shaftel qui remonte aux années 60 et qui est utilisée en pédagogie », indique Philippe Lépinard.

Il peut également avoir une visée thérapeutique. Le psychodrame est un concept inventé par le psychiatre Jacob Levy Moreno en 1922. Il a pour objectif de sensibiliser aux dynamiques de groupe et aux relations humaines.

Dernière forme, le jeu de rôle sur table, le plus connu étant Donjons et dragons. « Il s’agit d’un jeu du commerce que l’on détourne pour l’intégrer dans une formation », explique l’enseignant-chercheur spécialisé en ludopédagogie.

Changer de perspective pour une meilleure compréhension des enjeux

Quelle que soit sa forme, le jeu de rôle est outil pédagogique qui peut s’adapter à une myriade de sujets avec un objectif : mieux appréhender une situation en se mettant à la place des acteurs impliqués.

Fibre Tigre est spécialiste de la narration interactive ou non-linéaire, narrative designer et game designer. - © BPI
Fibre Tigre est spécialiste de la narration interactive ou non-linéaire, narrative designer et game designer. - © BPI

« Le JDR permet de proposer des dilemmes éthiques et moraux sans juger, explique l’auteur de fiction interactive connu sous le nom de Fibre Tigre*. Pour de la gestion de conflits par exemple, il permet un changement de perspective : au lieu de défendre son propre avis, le joueur doit s’approprier un autre point de vue. Ce qui est intéressant c’est qu’on observe que, souvent, avec les mêmes contextes et contraintes, les gens agissent de façon similaire. »

Une expérience que vivront les étudiants de Sciences Po qui s’apprêtent à se replonger, en mars prochain, dans les débats de l’élection présidentielle 2022 en suivant le modèle de l’émission « Les deux tours » (diffusée sur Twitch avec FranceInfo). Avec Fibre Tigre en maître de jeu, quatre étudiants incarneront des personnages politiques aux lignes diverses. Le tout sous le regard de leurs camarades. « Le jeu de rôle peut aussi être un spectacle intéressant à analyser », souligne celui qui anime régulièrement des parties retransmises sur YouTube ou Twitch.

Le jeu de rôle permet également de comprendre « pourquoi les choses sont ce qu’elles sont. C’est une aide pour rétablir une perception d’injustice de la société, afin de ne plus être remonté contre des personnes, mais les problématiques. »

Finalement, le jeu de rôle coche toutes les cases de la maïeutique, observe le scénariste. Il permet d’amener l’étudiant à prendre conscience des informations qu’il a en lui. 

Le JDR pour la médiation scientifique

Le jeu de rôle est également une ressource pour de la médiation scientifique. Avec l’émission « Mission Lune », diffusée sur Twitch le 9 mars 2022, le Centre national d’études spatiales (Cnes) souhaitait faire connaître ses missions. « Nous avons donc créé un scénario plausible, mais pas réel », rapporte Fibre Tigre qui a bénéficié de l’expérience de l’astronaute Jean-François Clervoy pour la construction de cette partie.

Des apports propres à certaines matières

En partant d’un JDR du commerce ou en libre accès, il est possible de créer un scénario s’adaptant à de nombreux domaines de spécialité. Pour l’histoire, en incarnant les parties prenantes d’une guerre ; en médecine, en simulant un échange avec un malade ; en physique, en se projetant dans l’infiniment petit…

Le management et les langues se prêtent tout particulièrement à l’usage du jeu de rôle sur table pour de l’apport de connaissances. 

Apprendre à négocier en cours de management

En cours de management, c’est plutôt du côté des soft skills (ou compétences douces) que réside l’apport du jeu de rôle. Valérie Laforest, responsable de l’unité pédagogique écologie industrielle et territoriale à Mines Saint-Étienne, en a fait l’expérience. Et a même obtenu le prix de l’innovation pédagogique 2022 de son établissement pour le projet pédagogique « Négocier un projet d’écologie industrielle territoriale ».

Ce projet transversal, mis en place depuis trois ans, s’adresse aux étudiants en deuxième et troisième années du cursus d’ingénieur civil en majeure science de l’environnement. Il est porté par cinq enseignants-chercheurs spécialisés en génie de l’environnement, gestion territoriale des déchets ou encore éco-innovation responsable.

Valérie Laforest est directrice de recherche à Mines Saint-Étienne. - © D.R.
Valérie Laforest est directrice de recherche à Mines Saint-Étienne. - © D.R.

Au sein du module économie circulaire, un nouveau volet qui « se trouve être indispensable pour tout ingénieur ou manager : la négociation », rapporte Valérie Laforest.

C’est par l’intermédiaire du jeu de rôle Tamo Laviva, adapté d’une ressource réalisée par l’initiative qui étudie le réseau mondial des villes, Learning UCLG, que les étudiants retrouvent autour de la table des négociations face à une problématique territoriale : la gestion commune des déchets d’une île.

« Nous avons fait évoluer le jeu de base pour l’adapter à une situation plus française et y intégrer des outils d’évaluation des indicateurs environnementaux et économiques plus précis. Nous avons développé pour cela un outil de calcul via Excel basé sur des données réelles de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) », précise celle qui est par ailleurs responsable du département génie de l’environnement et des organisations à Mines Saint-Étienne.

De cette façon, le jeu de rôle permet une immersion et confrontation à des enjeux et réactions réalistes des acteurs. Reste ensuite à trouver un terrain de compromis pour aboutir à une solution unique tout en prenant en compte les contraintes et volonté de chacun.

Obtenir des connaissances en langues

Déployer le jeu de rôle sur table pour un apport en connaissances, c’est le pari réussi d’Eduteam dans trois types d’enseignements : la prospective technologique, le management d’équipe et l’anglais. Dans le premier cas, le jeu est dans un temps dans le cours qui permet de lancer le débat (via Corpus Genesis et Eclipse Phase notamment).

Dans le deuxième, il s’agit d’appliquer, le temps d’une séance, une méthode ludopédagogique « dont les apports ont été mesurés scientifiquement » afin d’acquérir des notions théoriques de management (niveau licence). Le scénario est alors développé en fonction des objectifs, ce qui fonctionne notamment avec Cypher System qui propose de visiter différents univers.

Philippe Lépinard est maître de conférences spécialiste en ludopédagogie à l’Université Paris-Est Créteil - © D.R.
Philippe Lépinard est maître de conférences spécialiste en ludopédagogie à l’Université Paris-Est Créteil - © D.R.

Pour la langue, en l’occurrence l’anglais, la méthodologie développée par l’équipe de recherche Eduteam va plus loin et propose de faire du jeu de rôle l’objet d’une séquence entière (quatre séances de quatre heures).

Au cours de cette dernière cependant, le temps effectif de jeu ne représente qu’un tiers des heures totales « afin de proposer un débriefing formatif suffisamment long et pertinent », indique Philippe Lépinard.

Car c’est là que réside l’apport pédagogique de la méthodologie développée : impliquer les étudiants par une phase initiale de jeu au cours de laquelle ils parleront librement dans la langue ciblée, sans intervention de l’enseignant qui passera d’une table à l’autre (pas de « régulation directe »). Ce n’est qu’après, face à la classe entière, que l’enseignant pourra corriger les fautes, sans citer de nom, et approfondir les notions théoriques.

« C’est intéressant d’observer que la définition de la pédagogie actionnelle (apprentissage par l’action), qui est celle officiellement recommandée pour l’enseignement des langues, est presque la même que celle du jeu de rôle », note Philippe Lépinard.

Ainsi, aux enseignants d’anglais dans le supérieur ou même le secondaire qui envisageraient d’intégrer le jeu de rôle dans leur cours, il conseille de ne pas avoir peur de se lancer. « Les étudiants se lâchent. Les collègues qui l’ont testé ne reviendraient plus en arrière. » 

Une activité simple à déployer

L’étudiant incarne maître de jeu ou joueur et l’enseignant garde un rôle d’observateur. - © Philippe Lépinard
L’étudiant incarne maître de jeu ou joueur et l’enseignant garde un rôle d’observateur. - © Philippe Lépinard

Un intérêt majeur pour l’enseignant, contrairement au jeu vidéo qui nécessite des ordinateurs parfois puissants, la logistique est on ne peut plus simple.

« Des dés, un papier et un crayon suffisent pour le jeu de rôle. L’équipe Eduteam, en remportant un prix nous avons ensuite acheté les livres de règles et des paravents, mais même dans ce cas, il n’y en a pas pour plus d’une cinquantaine d’euros », témoigne Philippe Lépinard.

Autre avantage : une grande implication des étudiants. « Même s’ils n’ont jamais joué auparavant, les étudiants se sentent à l’aise et lors des séances autour du jeu de rôle. Ils sont également plus investis dans la partie de débriefing qui s’en suit », note celui qui est également responsable du fablab « Gamixlab » de l’Institut d’administration des entreprises (IAE) Paris-Est.

Mais qui nécessite une première prise en main

Quelques barrières sont toutefois à surmonter avant de pouvoir utiliser le jeu de rôle sur table en pédagogie. Si les étudiants n’ont pas besoin d’avoir une expérience préalable, il est préférable pour l’enseignant d’avoir eu une première pratique ou une formation. « Il faut à minima avoir déjà joué et dans l’idéal avoir déjà été maître de jeu », indique Philippe Lépinard.

Autre limite : le peu d’intervenants extérieurs pouvant accompagner la prise en main de cette pratique dans les universités. « Il existe encore peu de maîtres de jeu en France », observe Fibre Tigre.

Ressources

L’état de l’art se trouve dans l’article « Le jeu de rôle sur table dans l’enseignement supérieur » (Philippe Lépinard, Josée Vaquiéri, 2019). Pour échanger, il est possible de se rendre sur le discord « JDR, recherche et santé ».

Enfin, il est possible d’expérimenter par soi-même avec des jeux dans des mondes de fantasy avant de faire le lien avec ses enseignements tels qu’Aria, Donjons et dragons, Œil noir ou encore Chronique oubliée.

Fibre Tigre invite à le contacter en cas de questions supplémentaires à fibretigre@hotmail.com.

*Qui a souhaité rester anonyme.