Ingénieurs pédagogiques : quelles perspectives pour les « couteaux suisses » de l’ESR ?
Par Marine Dessaux | Le | Pédagogie
Encore peu présents il y a vingt ans, les ingénieurs pédagogiques sont désormais incontournables dans les établissements. Mais leur métier se construit différemment selon les structures et les moyens. Ces spécialistes de la pédagogie sont parfois isolés, embauchés comme contractuels ou se voient proposer des postes de titulaires aux missions qui ne correspondent pas à leur expertise et qui ne les font plus rêver. Chrysta Pélissier et Stephen Lédé, auteurs d’un livre sur le sujet, dépeignent ce métier.
Les ingénieurs pédagogiques sont de « véritables couteaux suisses », des « monsieur ou madame Moodle », des experts de la vidéo ou de la résolution des bugs lors de visioconférences… Autant de clichés sur la fonction que Chrysta Pélissier et Stephen Lédé veulent faire évoluer dans leur ouvrage L’ingénieur pédagogique dans le supérieur (Presses des Mines, 2022).
Tous deux enseignants au sein du master Humanités numériques formant de futurs ingénieurs pédagogiques à l’Université Montpellier 3 Paul Valéry, ils observent ce métier et les trajectoires de leurs étudiants depuis plusieurs années. C’est à eux et ainsi qu’aux gouvernances qu’ils souhaitent faire passer un message : aux premiers, pour leur proposer un panorama d’une fonction aux formes multiples et, aux seconds, pour impulser une stratégie afin de ne plus « perdre des talents ».
Réalités de métier très diverses
La fonction d’ingénieur pédagogique recouvre de multiples réalités. « Elle est structurée de façon très diverse selon les établissements. Les missions sont plus ou moins étendues, plus ou moins techniques… Les postures sont différentes et les positionnements au sein des équipes aussi », expose Stephen Lédé, ingénieur pédagogique à Centrale Marseille.
Les ingénieurs pédagogiques peuvent en effet être positionnés au sein des directions des systèmes d’information, de la formation ou dans les composantes.
« Les fiches de postes sont très variées et les titres peuvent également différer », ajoute Chrysta Pélissier, maîtresse de conférences en sciences du langage et sciences de l’éducation à l’Université Montpellier 3 Paul Valéry.
On parle en effet de concepteur de Mooc, conseiller pédagogique, coordinateur pédagogique… Un large vocable pour désigner ceux qui pensent les dispositifs pédagogiques avec différents référentiels et rattachements administratifs (Bap F ou J).
Des compétences qui évoluent
Un point commun néanmoins : l’évolution des compétences attendues, particulièrement en matière de numérique. Cela afin d’accompagner la conception de parcours à distance comme hybrides, ou encore la création de supports vidéo. « Il y a 20 ans, l’audiovisuel n’était pas aussi présent. Un tel besoin de technicité est nouveau », observe Chrysta Pélissier.
Ce qui pose la question de la coexistence avec les techniciens audiovisuels dans les universités. « La tentation peut être grande de prendre deux assistants-ingénieurs (ASI) plutôt qu’un ingénieur d’étude (IGE). Or, les deux fonctions sont complémentaires : sinon dans une petite structure, la réalité de l’ingénieur pédagogique peut vite être de dépanner des visioconférences », dit Stephen Lédé.
En effet, dans les petites structures, l’ingénieur pédagogique se transforme en « couteau suisse » qui peut être sollicité sur des domaines transverses, jusqu’au prêt de matériel pour les étudiants. C’est pourquoi le positionnement sur des tâches à forte valeur ajoutée est impératif, selon nos deux interlocuteurs.
Notamment au regard d’autres enjeux qui apparaissent comme la gestion de la qualité, ou la veille et médiation de la recherche en sciences de l’éducation.
Un besoin de transparence pour les décideurs
C’est l’une des volontés de Chrysta Pélissier et Stephen Lédé : informer les responsables de services afin qu’ils valident les fiches de poste en toute connaissance de cause. « Souvent, ils ne sont pas au courant de la diversité des profils en ingénierie pédagogique et reçoivent des feuilles de poste déjà rédigées. Avec notre livre, nous espérons leur donner plus de visibilité sur les autorisations données et les alternatives possibles », explique Stephen Lédé.
Rendre compte de la complexité actuelle derrière le terme d’ingénieur pédagogique pour éclairer la gouvernance : c’est également l’objet des propositions pour un nouvel emploi type et exemples de fiches de postes créés par un groupe d’ingénieurs pédagogiques piloté par Yann Amri, directeur adjoint du Centre d’ingénierie et de développement pédagogique de l’Université Paris-Est Créteil, pour l’Association nationale des services Tice et audiovisuel de l’enseignement supérieur et de la recherche (Anstia).
De multiples facteurs expliquant la précarisation
Les deux universitaires interrogés font le constat d’une précarisation grandissante, confirmée par la dernière enquête de l’Anstia auprès de ses adhérents, que dévoilait Campus Matin en novembre 2021.
Pour trois quarts des contractuels interrogés, le salaire est inférieur à 1850 € net et la part des contractuels, en hausse, s’élève à 49,8 % des 682 réponses reçues.
« Au sein des universités, les postes d’ingénieurs pédagogiques ouverts sont de plus en plus destinés à des contractuels dans le cadre d’appels à projets. Ce qui est synonyme de contrats à durée déterminée et de salaires bas. Car il n’est pas rare de trouver des fiches de poste qui vont piocher dans les compétences de l’ingénieur pédagogique sans en donner le nom », regrette celui qui est également référent outils et systèmes d’information de l’Anstia.
Catégorie A : une légitimité à faire valoir
Les ingénieurs pédagogiques appartiennent à la catégorie A qui sous-entend des missions d’encadrement, pas toujours effectives selon la taille des équipes. Ce qui peut impliquer des problématiques de légitimité. « Le n+1 de l’ingénieur pédagogique peut être le responsable de structure. Tous deux ne se côtoient pas chaque jour. Cela pose un problème de positionnement », ajoute Stephen Lédé.
On ne prend pas forcément en compte les compétences internes
En outre, la catégorie A est également souvent associée aux appels à projets. Or, « l’ingénieur pédagogique est assez peu intégré au moment de l’écriture des dossiers. Les sujets abordés sont tellement ciblés qu’on ne prend pas forcément en compte les compétences de ces acteurs déjà présents en interne, qui pourtant sont ensuite les acteurs clés de la réussite du projet », a pu observer Chrysta Pélissier.
« L’ingénieur pédagogique est un intermédiaire entre enseignants, étudiants, personnels administratifs et présidence. C’est un facilitateur au sein d’une structure et il faut faire prendre conscience aux collègues de cela », conclut Stephen Lédé.
Un secteur très concurrentiel où la titularisation ne fait plus rêver
« Les futurs ingénieurs pédagogiques ne se projettent pas dans l’enseignement supérieur », constate Chrysta Pélissier. Le privé est un sérieux compétiteur : il offre des salaires supérieurs, des missions souvent plus attractives et recrute beaucoup, notamment dans la formation aux métiers liés à la santé ou à l’éducation.
« Nombre de nos meilleurs étudiants sont dans le privé pour des salaires parfois deux fois plus importants que celui qui peut être proposé dans le public », indique Stephen Lédé. Et pour ceux qui optent tout de même pour un CDD dans le cadre d’un appel à projets, parce que le sujet correspond à leur champ d’intérêt, la titularisation n’est plus toujours un souhait.
« Après avoir travaillé sur des missions qui correspondaient à leurs envies du moment, les jeunes ingénieurs pédagogiques voient la réalité du métier pour les titulaires : beaucoup de temps consacré à la gestion de Moodle jusqu’à la maintenance des serveurs dans certains cas ! », rapporte la maîtresse de conférences.
Sujet sur lequel Stephen Lédé tient à mettre les points sur les i : « L’ingénieur pédagogique n’est pas qu’un monsieur ou madame Moodle ! »
Progression de carrière limitée
Autre point non négligeable : les grilles de progression de salaire stagnent à partir d’un certain palier. « Une fois ingénieur d’études, pour obtenir des progressions significatives, il faut passer hors classe. L’an dernier, toutes branches confondues parmi les ingénieurs d’études du ministère de l’ESR, seules 399 personnes ont pu obtenir ces promotions », constate Stephen Lédé.
Et changer de corps est encore plus compliqué : « Cela n’a concerné que trois postes en 2022 pour les emplois de la culture, communication, production et diffusion des savoirs dans le ministère de l’ESR (BAP F) ! »
L’ingénieur pédagogique en poste nuance néanmoins et souligne une certaine amélioration notamment avec la création des CDI de droit public et une progression des grilles de salaire — ce qui exclut toutefois toujours les primes. « Certaines universités mettent plus de moyens, comme l’Université de Caen. Des conditions qui ne rattraperont cependant jamais ce que le privé peut offrir », ajoute-t-il.
Il poursuit : « Les recrutements ne sont pas à la hauteur de l’ambition pour l’enseignement supérieur. On perd des talents ! Il existe pourtant d’autres voies à envisager pour recruter, telles que le détachement qui permet de changer d’emploi tout en gardant un lien avec son administration d’appartenance. C’est mon cas, en tant qu’ingénieur, j’ai bénéficié d’un détachement avec intégration interne. »
Interroger les pratiques de l’ingénieur pédagogique
Maintenant que l’état des lieux du métier est dressé, quelles perspectives imaginent Stephen Lédé et Chrysta Pélissier ?
Une véritable cheville ouvrière dont les missions restent encore à inventer
« L’ingénieur pédagogique est une figure qui peut accompagner la gouvernance et aller plus loin que l’évaluation des enseignements, et notamment mettre en place un processus d’accueil des nouveaux enseignants titulaires et vacataires. C’est une véritable cheville ouvrière dont les missions restent encore à inventer », dit l’ingénieur pédagogique de Centrale Marseille.
« Il y a des enjeux forts pour l’ingénieur pédagogique de 2050, notamment en matière d’accessibilité numérique. Il va falloir s’emparer des normes européennes et travailler main dans la main avec les référents sur ces sujets dans les établissements », ajoute l’enseignante-chercheuse.
Enfin, quelle place doit prendre le numérique dans l’ingénierie pédagogique ? « Le numérique peut être positif tout comme ne pas l’être. Il est parfois chronophage, mange de la disponibilité mentale… Devons-nous vraiment tout numériser ? La question du positionnement, sous un angle éthique, doit se poser », lance Stephen Lédé.
Un ouvrage bien accueilli et de nouveaux projets sur le feu
L’ingénieur pédagogique dans le supérieur, publié il y a un an, a reçu un succès d’estime auprès de la communauté universitaire. Il a notamment fait l’objet d’un compte rendu dans la revue « Distances et médiations des savoirs ».
Les auteurs ont également participé à un groupe d’échange en juin 2022 au sein d’Aix-Marseille Université visant à faire évoluer le débat sur ce métier. La thématique sera par ailleurs abordée dans un séminaire sur l’innovation pédagogique numérique, de Sorbonne Université, le 4 avril prochain.
Leurs projets à venir ? Chrysta Pélissier a co-écrit avec Camille Roelens un ouvrage qui s’intitule Éthique, numérique et idéologie qui paraîtra en mars 2023. Elle se projette également sur d’autres projets : le Moodle de 2050, plus personnalisable, offrant des modalités de liens entre les documents ou encore offrant une certaine souplesse d’ajustement dans la scénarisation initialement posée, notamment !