Vie des campus

Chercher sans nuire : trajectoires de jeunes chercheurs pour une recherche plus alignée


Face à l’urgence environnementale, comment mener une recherche en accord avec ses valeurs ? C’est autour de cette question qu’ont échangé des doctorants et chercheurs à l’occasion de la formation en ligne du 22 mai, organisée par le collectif Labos 1point5. Tous ont en commun d’avoir remis en question leur place dans le monde académique, voire d’avoir bifurqué de leur discipline d’origine, en quête d’un meilleur alignement éthique et écologique.

Changer de discipline, adapter ses recherches, s’engager : autant de pistes pour s’aligner. - © Freepik
Changer de discipline, adapter ses recherches, s’engager : autant de pistes pour s’aligner. - © Freepik

« J’ai été dans l’armée de terre : il y a une hypocrisie entre les valeurs affichées — servir son pays de manière altruiste — et les actions menées — faire la guerre. J’ai ensuite poursuivi en école d’ingénieur et j’ai retrouvé cette même hypocrisie entre les valeurs de l’ingénierie et les actions réellement menées. J’ai quitté ce monde qui me paraissait au service de la destruction du vivant. »

C’est ce constat qui a poussé Jean* à s’orienter vers les sciences humaines et sociales : « J’ai repris un master, et j’ai dû lutter pour financer un sujet de thèse qui ne nuisait pas car beaucoup de thèses sont financées par l’industrie. »

Béatrice a elle aussi quitté son école d’ingénieurs pour un doctorat en histoire. « La conscience de l’inertie dans laquelle nous sommes m’a poussée vers les sciences humaines, plus en alignement avec mes valeurs, et avec davantage le sentiment de participer à quelque chose. »

Pour d’autres, comme Frédéric, maître de conférences, la démarche écologique s’exprime au sein même de la discipline. Il évoque « une démarche low tech apaisante, qui repose sur l’idée de ne pas nuire. Il ne s’agit pas d’un idéal absolu mais d’un ensemble d’ambitions louables ».

S’engager au-delà du sujet de thèse

Changer de discipline ou de sujet de thèse n’est pas toujours possible. Pour Gabriel, en post-doctorat, « il est possible de faire évoluer ses recherches vers les sciences humaines, mais cela prend du temps ».

Pour légitimer ces repositionnements, les feuilles de route des organismes de recherche, du CNRS notamment, sont des ressources, suggère Frédéric. « Il faut parfois utiliser la novlangue : utiliser les mots rupture ou innovation en faveur de la transition écologique », ajoute Gabriel.

Le bon alignement peut venir plus tard dans la carrière de chercheur. Mélissa, enseignante-chercheuse en biologie, a quitté son laboratoire pour porter un projet de transformation écologique à l’université. Elle y a lancé des initiatives aux applications concrètes : repair café, recyclage, prêt entre laboratoires. « Ce qui fonctionne le mieux pour entraîner d’autres dans cette démarche, c’est le lien humain. On sort de l’individualisme. »

« Un changement de carrière ne résout pas tout »

« L’alignement n’est pas définitif ni fixe. Un changement de carrière ne résout pas tout. C’est un chemin long, ce sont des trajectoires personnelles. Ce n’est pas parce que nous avons changé de discipline que c’est la solution pour tout le monde. », souligne Béatrice. Elle nuance néanmoins : « On peut aussi choisir d’arrêter sa recherche. Il y a peut-être des savoirs qu’il ne faut pas développer. »

Les intervenants du webinaire évoquent la nécessité de s’impliquer ailleurs. « Souvent, la question est d’abord matérielle : les gens ne peuvent pas se permettre de quitter leur travail, or beaucoup de métiers ne vont pas dans le sens des objectifs environnementaux. Lire des PDF huit heures par jour ne changera pas les choses. C’est pour cela qu’il faut s’engager dans des syndicats, des associations », estime Jean.

Les blocages et freins à surmonter

Au-delà des parcours individuels, les échanges ont aussi mis en lumière les blocages systémiques. « Un frein important : la grande lenteur à agir, même si les schémas directeurs DD&RS aident. À chaque fois que nous essayons de faire avancer les labos, la thématique de l’excellence de la recherche revient. Lorsque nous allons voir les directeurs d’unité avec des propositions concrètes — bilan carbone, réduction des réunions —, c’est toujours l’excellence qui est opposée », déplore Mélissa.

Béatrice dénonce de son côté « le poids des financements privés dans la recherche, qui rend difficile toute critique du système industriel ». Elle aimerait « davantage de postes pérennes et un financement qui ne passe pas uniquement par des projets ».

Autre obstacle évoqué : le discrédit jeté sur les recherches et chercheurs jugés militantistes. « Les autres recherches ne le sont pas moins : elles sont simplement alignées avec les orientations dominantes. On pourrait parler de “militantisme industriel” », défend-elle.

Face à l’écoanxiété, préserver son équilibre

Cet engagement ne va pas sans tensions personnelles. « Nous devons lutter contre notre précarité, pour la transition écologique, contre le fascisme… mais il faut aussi savoir se protéger des injonctions », reconnaît Jean.

Pou Béatrice, l’écoanxiété s’accompagne de phases de déprime intense. « Ce n’est pas possible de ne pas avoir envie d’en faire plus, mais il faut aussi accepter que nous ne changerons pas le monde seuls. Partager ces réflexions avec des collègues plus expérimentés fait du bien et aide à avancer. »

Frédéric appelle à « se ménager : ne pas participer à toutes les formations, ne pas regarder toutes les vidéos, comprendre qu’on ne va pas sauver le monde en travaillant 60 heures par semaine ». Il conseille de trouver des espaces sûrs, au labo, en identifiant des personnes avec qui parler sereinement et en dehors, auprès d’associations comme Archipel, Scientifiques en rébellion et Labos 1point5.

*Tous les prénoms ont été anonymisés.