« Même si tu vas sur la lune » : un film pour parler du droit des étudiants réfugiés à se reconstruire
Par Antoine Bovio | Le | Stratégies
Sorti au cinéma le 1er mai 2024, « Même si tu vas sur la lune » met en lumière le parcours de quatre jeunes réfugiés syriens arrivés en France entre 2015 et 2016. Ce film documentaire suit leur parcours pendant sept ans : depuis le DU passerelle à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne jusqu’à leur situation actuelle. Le réalisateur, l’enseignant porteur du DU et plusieurs de ces réfugiés répondent à Campus Matin.
2016. Le réalisateur Laurent Rodriguez cherche un nouveau projet pour traiter la question de la migration et de l’exil. Un sujet lui tenant particulièrement à cœur en raison de son histoire familiale marquée par la dictature franquiste.
Il suit alors anxieusement le phénomène de « Printemps arabe » qui voit naître de nombreuses contestations populaires. Des bouleversements politiques éclatent dans plusieurs pays, provoquant notamment l’exode de 6,6 millions de Syriens en 10 ans, sur une population de 13 millions d’habitants, selon des chiffres des Nations Unies en 2021.
C’est alors qu’une amie l’informe d’un programme de reprise d’études pour les personnes exilées venant d’ouvrir au sein de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Un projet, une formation, une rencontre
Le DU « passerelle exil Panthéon Sorbonne » (Peps) est accessible aux personnes ayant le statut de réfugié, demandeuses d’asile, sous protection subsidiaire ou temporaire, qui souhaitent apprendre le français pour poursuivre leurs études dans un établissement d’enseignement supérieur en France. Il a été mis sur pied par Emmanuel Charrier, alors enseignant au département des langues de l’université.
La formation comprend environ 450 heures de français langue étrangère pour des étudiants possédant un niveau B1 (intermédiaire) ou B2 (avancé).
C’est par une première rencontre entre Laurent Rodriguez et Emmanuel Charrier que l’aventure est lancée ! À l’approche de l’été 2016, les deux hommes se rencontrent dans les locaux de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne pour débuter ce projet commun.
Un choix mutuel
En juin de la même année, quand il se rend pour la première fois au campus Tolbiac pour assister à un test français fait en amont de la formation, le réalisateur ne sait pas encore quels jeunes réfugiés prendront part au projet. Là-bas, il se retrouve face à une centaine de personnes pour filmer cette épreuve et sélectionner les personnages du futur documentaire.
« Je prenais plein d’images et j’essayais de retenir ce qui m’inspirait. Et quand j’ai senti que c’était la fin du test, je suis sorti de l’amphi et me suis posté à la porte », raconte Laurent Rodriguez.
Il arrête alors une vingtaine d’étudiants, en renvoie une dizaine, avant d’en retenir quatre pour le projet final. Le début du tournage est prévu pour septembre. « Ghaith Alali m’a dit “Ça m’intéresse, j’ai plein de choses à dire.” Je dis souvent que ce n’est pas que moi qui les ai choisis, mais que nous nous sommes choisis. Je suis allé vers eux et ils sont venus vers moi. »
Quel financement ?
Malgré peu de moyens financiers et humains, Laurent Rodriguez a reçu suffisamment de fonds de la part du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) et de la Société des producteurs de cinéma et de télévision pour tourner son film. Il a également pu compter sur le soutien de la délégation interministérielle à l’accueil et à l’intégration des réfugiés et de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne pour débuter le tournage et son projet.
Sept années d’aventure
Quatre jeunes réfugiés syriens d’une vingtaine d’années évoluent tout au long du documentaire : Sara Kontar, Ghaith Alali, Khairy Eibesh et Hasan Zahra. À l’exception de ce dernier, arrivé en 2015, tous foulent alors pour la première fois le sol français en 2016, laissant derrière eux un pays en guerre.
Le documentaire s’articule sur sept années et se découpe en trois périodes. La première, d’une durée d’un an, nous plonge dans leur quotidien d’étudiant : pendant les cours, dans leur premier logement, etc. Pour finir lors de l’examen de fin d’année.
Dans la deuxième partie, qui constitue la colonne vertébrale du film, nous retrouvons les ex-étudiants trois années plus tard. Tous se réunissent dans une maison de campagne, en compagnie d’Emmanuel Charrier, qui accompagne ces jeunes au-delà de son rôle d’enseignant. Des moments de débats, entrecoupés de temps de convivialité, viennent alors nourrir une réflexion plus profonde autour de l’impact du film sur leur vie. Le tout permet au spectateur d’assister à l’évolution de chaque personnage.
Enfin, la dernière période apporte des précisions sur ce qu’ils sont devenus humainement et professionnellement en 2024. Tout au long du film des flash-back en noir et blanc reviennent sur des moments forts de leur vie depuis leurs arrivées en France.
Voix off et séquences animées : les choix forts du réalisateur
Ce qui distingue ce documentaire, c’est notamment l’omniprésence des voix off, réalisées par les quatre protagonistes. « Insister sur la voix off, c’est permettre d’accompagner la construction de leur récit, donner la possibilité au spectateur de suivre leur pensée, son évolution et d’avoir une relation intime avec eux. Je voulais que les spectateurs se disent : je ne connais pas tous les Syriens, mais avec ce film, j’en ai rencontré quatre », analyse Laurent Rodriguez.
Un autre choix fort accompagne le récit : l’insertion d’un dessin animé dédié à chaque personnage, retraçant un des moments forts d’une vie devenue impossible à poursuivre.
La séquence constitue également le seul souvenir de leur passé en Syrie. Celle de Ghaith Alali raconte ses derniers jours en Syrie, notamment ses adieux à sa petite amie de l’époque. « À chaque fois que je la revois, je pense à beaucoup de choses. Je peux encore ressentir toutes les sensations de ce jour-là. Et quand j’ai raconté cela à Laurent Rodriguez, il m’a dit : oui, c’est ça le souvenir que je veux. »
Un film qui interroge et humanise
Pour Laurent Rodriguez, ce film soulève une interrogation : « Ces réfugiés vont-ils pouvoir rester les personnes qu’ils étaient en Syrie ou devront-ils inventer de nouvelles personnes en venant en France ? »
Emmanuel Charrier retient quant à lui un film qui déconstruit les préjugés. « Généralement, quand on parle des réfugiés aux infos, c’est assez déshumanisé. C’est pour ça que les gens, finalement, ne s’y intéressent pas, ou alors qu’il y a des réactions de rejet. Ce film arrive à humaniser ces personnes en les voyant rire, douter et s’interroger. »
Nouer une réelle complicité au fil des années
160 heures de tournage ont été nécessaires pour accoucher de ce documentaire, soit l’équivalent d’une semaine de vidéo ! Cette aventure, c’est aussi des moments hors caméra gravés dans les mémoires des uns et des autres.
Ghaith Alali se réjouit des amitiés solides qu’a créées ce tournage et qui lui ont donné une dimension plus authentique. « Comme nous sommes devenus amis au fil des années, cela a donné un autre sens à l’histoire de ce film. Il y a tellement de documentaires qui ont été faits où le réalisateur et des personnages ne se reparlent même pas après… »
Apprendre de tous
Cette expérience humaine a bouleversé toutes ses parties prenantes. Elle a changé le regard d’Emmanuel Charrier sur son métier d’enseignant. « C’est peut-être quelque chose dont j’avais besoin… Cela a apporté une forme différente d’humanité à mon métier. J’ai rencontré des personnes brillantes, dont il était intéressant de connaître la vision du monde. »
Ghaith Alali retient quant à lui la résilience dont il a fait preuve durant ces années et se réjouit du regard positif des spectateurs sur son évolution. « J’ai reçu beaucoup de retours de personnes qui ont vu le film. Quand ils voient ce que je suis devenu maintenant, ils me disent que j’ai été courageux, que j’ai résisté… C’est quelque chose qui m’aidera pour la suite au niveau mental. »
Il salue l’implication qu’il a perçue chez Emmanuel Charrier et Laurent Rodriguez face à son vécu. « Ils savaient beaucoup de détails sur la Syrie, sur toutes ces atrocités, ce que j’ai vécu dans la ville de Hom. Ils ont vu des photos de guerre, d’explosions, de bombardements, etc. Ils étaient sur place alors qu’un séisme a frappé la Syrie dans l’année 2022. Nous avons beaucoup appris les uns des autres dans cet échange sincère. »
Laurent Rodriguez, lui, a « appris que c’était impossible de se mettre à la place des autres, même avec les meilleures intentions du monde, alors j’ai écouté. C’est une vraie rencontre, car ils m’ont changé et je pense que je les ai changés un peu aussi. Nous avons accepté de nous rapprocher les uns des autres et que cela nous transforme. »
Un levier pour promouvoir le DU Peps et des formations équivalentes
Emmanuel Charrier se réjouit de la vitrine qu’offre ce film, aussi bien au DU Peps de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne qu’aux formations équivalentes d’autres universités françaises et associations.
« Ce DU est maintenant devenu un vrai projet de l’université. Au départ, il était soutenu par quelques enseignants dans le département des langues où j’enseigne. Aujourd’hui, de nombreux étudiants, enseignants et personnels viennent voir les projections que nous organisons au cinéma l’Arlequin », se réjouit Emmanuel Charrier avant de souligner l’apport de la création du réseau Mens (Migrants dans l’enseignement supérieur) en 2018.
Il poursuit : « Ce réseau, composé de plusieurs universités et associations, a permis l’élaboration de nombreuses projections en province avant la mise en avant de plusieurs programmes à l’échelle locale : à Vannes, Lorient, Angers… D’autres qui vont suivre, à partir de la prochaine rentrée universitaire. »
Ce film résonne aussi avec l’actualité politique qui a vu l’extrême droite en tête des résultats français des élections européennes du 9 juin : « Si le film de Laurent permet de tordre le bras à tous ces stéréotypes mensongers, alors c’est important qu’il soit vu. »
En mai, le Réseau Mens organisait son premier colloque
Pour la première fois depuis sa création en 2017 et la mise en place des DU Passerelle en 2019, le réseau Mens a organisé un colloque national, le 14 mai 2024 à Sorbonne Université.
L’occasion principalement « de faire le bilan » pour Mathieu Schneider, président du réseau Mens et vice-président de l’Université de Strasbourg. Il était revenu sur News Tank TV sur les objectifs de ce dernier : « Nous pouvons être meilleurs dans l’insertion académique, le DU Passerelle est un pont qui amène du pays d’accueil vers la formation en France. Il faut qu’il favorise une intégration dans une composante, dans une faculté, dans une filière. (…) Nous avons aussi constaté que nous disposions d’une bonne couverture territoriale. Ce n’est donc pas l’extension du réseau que nous visons, mais son gain en qualité, avec des moyens humains à stabiliser », évoque Mathieu Schneider.