Yann Algan (HEC) : « Le système éducatif doit renouveler ses méthodes d’apprentissage »
Par Léa Gerakos | Le | Management
À travers la création d’une nouvelle catégorie de prix, la Fondation HEC met en lumière un « professeur à impact », dont les travaux de recherche apportent des solutions concrètes aux enjeux actuels des sociétés et organisations. Campus Matin a interrogé le premier lauréat, Yann Algan, doyen pré-expérience de l’école, afin de comprendre sa démarche et sa vision.
Son travail de recherche se distingue pour son impact sociétal. L’économiste Yann Algan a été récompensé du prix 2023 de la Fondation HEC au cours du sommet ChangeNow dédié aux solutions pour la planète. ll a été sélectionné par un jury présidé par Gilles Vermot Desroches (Schneider Electric).
Le lauréat, qui dirige les programmes de formation initiale de HEC, est au cœur de l’actualité de son établissement puisqu’il vient d’annoncer la refonte du programme Grande école. Nous l’avons interrogé sur sa vision d’une notion qui marque ses travaux, donc, mais aussi sa vision de l’ESR.
Vos travaux sur la confiance sont salués pour leur impact. Quand et comment vous êtes-vous confrontés à ces deux notions ?
Yann Algan : Cela fait à peu près 20 ans maintenant que j’ai commencé à travailler sur cette problématique au moment de ma thèse. Lorsque je cherchais à expliquer les inégalités entre personnes, pays et de développement, toutes les recherches constataient que les déterminants économiques traditionnels tels que l’innovation, le capital humain, le capital physique… expliquaient au mieux qu’un tiers des différences de développement entre pays et organisations provenaient d’un résidu ou capital immatériel. C’est là que je me suis mis à m’intéresser aux problématiques de coopération, de coordination entre les acteurs : j’ai cherché à mesurer la confiance.
Ma grande chance, c’est qu’à cette époque les grandes enquêtes internationales se lançaient et interrogeaient des citoyens du monde entier sur la confiance qu’ils avaient les uns dans les autres, et vis-à-vis des institutions, des entreprises. L’économie expérimentale qui permet de mesurer précisément la coopération entre les acteurs était également en plein développement. Cela nous a permis de quantifier l’impact de la confiance aussi bien sur les performances économiques que sociales, le bien-être dans les pays et les entreprises.
Pourquoi la notion de confiance est-elle centrale aujourd’hui ?
On ne peut pas avoir d’impact en décidant seul.
Je pense que l’ensemble des enjeux de notre société (de la transition climatique et du vivant à la révolution technologique et numérique) et l’accélération des crises sont liés à la notion de confiance, pour laquelle j’ai reçu ce prix. Pour avoir un impact, il est absolument nécessaire de construire des espaces de consensus, savoir créer de la coopération. On ne peut pas avoir d’impact en décidant seul et sans communauté ou espaces communs.
En effet, dans nos crises climatiques, de pandémie, de grandes transitions et de grandes ruptures : les uns doivent se coordonner avec les autres et restreindre parfois certaines de leurs libertés (déplacement, accès aux ressources rares comme l’eau, etc.). Cela nécessite une très grande confiance dans les autres citoyens, dans les gouvernements, dans les scientifiques qui appellent à de grands changements de comportement… mais aussi une confiance du gouvernement envers les citoyens.
Quel rôle peut jouer le système éducatif ?
En France, nous sommes vus comme une société de défiance dans laquelle les citoyens se font très peu confiance les uns les autres. L’une des explications c’est justement notre système éducatif qui a pendant longtemps été organisé de façon très verticale.
Le système éducatif doit renouveler ses méthodes d’apprentissage
Dans les enquêtes du programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) auprès de lycéens de 15 ans, la France se classe en dernière position de tous les pays sur les critères de coopération à l’école. Deux tiers des jeunes français déclarent passer la totalité des heures de cours à prendre des notes du tableau en silence. De la même façon, 70 % disent n’avoir jamais travaillé en groupe ou de façon coopérative de toute leur scolarité.
Le système éducatif doit renouveler ses méthodes d’apprentissage en mettant la coopération au cœur. Mais pour cela, il faut donner des formations et outils pédagogiques aux enseignants.
Et plus particulièrement dans l’enseignement supérieur ?
Une profonde transformation de leurs pédagogies
Les établissements du supérieur comme HEC sont des espaces de recherche pluridisciplinaire et de débat éclairés par la science. En devenant des espaces de négociation, ils peuvent créer du consensus, de la confiance. Une démarche qui doit se traduire par de nouvelles méthodes pédagogiques : la coopération s’apprend en travaillant sur des projets collectifs, sur des mises en situation. Les établissements peuvent jouer un rôle en entamant une profonde transformation de leurs pédagogies.
Quels outils pour faire évoluer la pédagogie dans ce sens ?
Je viens de publier un article dans l’American economic review qui montre l’impact extrêmement bénéfique de développer les compétences sociales tout au long de la vie.
Autre exemple, le programme MotivAction dont le but est de former les enseignants de CP aux compétences socio-comportementales (l’étude sortira au mois de septembre). Cela consiste à transmettre les clés pédagogiques des microstructures coopératives notamment à travers l’apprentissage en duo.
MotivAction pourra aider les jeunes élèves français qui sont persuadés d’être nuls en mathématiques, en faisant changer cet état d’esprit grâce à des méthodes pédagogiques. Les enseignants sont aujourd’hui convaincus de l’importance du travail en groupe, bien que ce ne soit pas facile à appliquer dans les grandes classes. Nous sommes en train d’évaluer ce programme dans les académies de Versailles et de Paris pour pouvoir l’étendre sur un ensemble de la formation des enseignants.
Comment améliorer l’impact de la recherche ?
La Commission européenne accorde des bourses European research grants (ERC) conséquentes pour développer de la recherche à fort impact, et je ne serai jamais suffisamment reconnaissant à l’Europe de m’en avoir octroyé plusieurs pour le développement de ma recherche.
Nous avons de plus en plus de structuration autour des universités, de dispositifs qui essayent de décloisonner la recherche et la rendre très inscrite dans la Cité. Il faut continuer à encourager cela, même si je dois souligner les progrès considérables qui ont été faits en la matière en France et en Europe au cours de ces deux dernières décennies.
Comment transmettez-vous la notion d’impact à vos étudiants ?
Comprendre les enjeux stratégiques et apporter des solutions concrètes.
L’impact est un mot qui revient beaucoup et il est à mon avis assez insuffisant, il peut être positif comme négatif. Pour devenir des responsables inspirés et inspirants, nos étudiants ont besoin de très bien comprendre les enjeux stratégiques auxquels sont confrontées les organisations de la société. Mais il faut inclure une autre dimension : celle d’apporter des solutions concrètes à ces enjeux-là.
Nous les accompagnons aussi bien à travers des cours ou modules spécifiques, pour développer l’état d’esprit d’un entrepreneur. Ils ne le deviendront pas tous, mais l’idée est de savoir poser un problème qui a du sens et d’aller jusqu’à la proposition de solutions, de valeurs, de prototypes pour améliorer la vie des citoyens et des organisations. C’est ce qui fait la spécificité de HEC et de ses étudiants : savoir à la fois poser des problèmes complexes, avoir une pensée critique, mais aussi et être capable d’apporter une solution.
Pilote de la refonte du programme Grande école de HEC
Le 13 juin, HEC dévoilait une refonte de son programme phare, le PGE. Pilotée par Yann Algan, elle repose sur une « transformation en profondeur des contenus », selon l’économiste.
Concrètement, la première année (L3) se veut plus généraliste, centrée sur l’engagement citoyen sur le terrain, les questions des enjeux planétaires, avec une grande ouverture disciplinaire. Les deux années du cycle master se concentrent quant à elles davantage sur les sciences du management, avec une ouverture très forte sur d’autres disciplines avec un système de mineure/majeures.
L’école annonce également renforcer l’intégration des enjeux ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) aux cours obligatoires. « Le nombre d’heures qui y seront entièrement dédiées en première et deuxième années sera doublé pour représenter 20 %. »
Vos enseignements ont-ils influencé votre approche de la recherche ?
Mesurer les aspirations des jeunes
Oui, ce sont souvent mes étudiants qui sont force de proposition. En classe, je suis un peu dans un laboratoire d’expérimentation sur les meilleures méthodes pédagogiques. Cette nouvelle génération et ses inspirations, en termes d’impact, de coopération, sur le fait d’avoir un rôle utile pour la société, m’ont énormément poussé à m’interroger sur mes recherches, notamment sur la façon de mesurer les aspirations des jeunes, la façon de travailler sur l’impact.
Toute ma recherche sur les problématiques de confiance est d’une certaine façon en symbiose avec l’enseignement que je dispense.
Identifiez-vous des facteurs clés de votre succès ?
- Ne jamais travailler en silo.
- Travailler sur de grands sujets de société, être pluridisciplinaire. C’est toujours en travaillant avec d’autres disciplines que l’on progresse. Mes rencontres les plus marquantes ont été des psychiatres à Montréal, avec lesquels j’ai travaillé sur des problématiques de compétences sociales chez les jeunes en difficulté. Il faut aller voir comment d’autres disciplines posent des questions, voir comment d’autres acteurs travaillent dans leurs bureaux, sur le terrain.
- Être humble : il ne faut pas nécessairement avoir une grande vision du monde et vouloir tout régler, mais plutôt pouvoir apporter des solutions concrètes qui peuvent changer positivement la vie des citoyens et des organisations même à une échelle locale, avant de généraliser l’expérimentation.
- Privilégier une recherche qui reste modeste et pragmatique : il n’y a rien de pire qu’une recherche idéologique.
Son parcours
Entre 2002 et 2004, Yann Algan est professeur assistant en économie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne puis professeur d’économie à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée jusqu’en 2007. Il se rend alors aux États-Unis comme chercheur invité au Massachusetts Institue of Technology (MIT) puis comme professeur invité à Harvard en 2008.
La même année, Richard Descoings, à la direction de Sciences Po, cherche à remplacer l’économiste et politicien français Dominique Strauss-Kahn qui part au Fonds monétaire international (FMI) : de retour en France, c’est Yann Algan qui assure les cours d’introduction à l’économie de première année à Sciences Po Paris jusqu’en 2021. Il y met en place un enseignement pédagogique en classe inversée. « Les étudiants jouaient des rôles : certains présentaient la thèse, d’autres l’antithèse. Je les poussais à prendre en compte le point de vue de l’autre et construire un débat éclairé », raconte le professeur d’économie.
Durant ses années au sein de Sciences Po et en collaboration avec Jean Paul Fitoussi, professeur émérite de l’établissement, il lance le département d’économie de Sciences Po Paris puis une l’École d’affaires publiques, dont il est le doyen de 2015 à 2021.
Yann Algan intègre HEC en septembre 2021 : « Les entreprises et organisations au sens large sont le lieu de transformation sociétale le plus puissant à l’heure actuelle notamment sur les enjeux climatiques, technologiques et sociétaux », estime-t-il. Au sein de HEC et en tant que doyen des programmes pré-expérience, il pilote la refonte du programme Grande école. En mars 2022, l’économiste devient membre du conseil scientifique de l’Institut national du service public (anciennement appelé l’ÉNA).