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États-Unis, Allemagne, France : la « tenure track » à l’épreuve des faits

Par Marine Dessaux | Le | Personnels et statuts

La tenure track pratiquée pour recruter les universitaires aux États-Unis en Allemagne ou encore en Israël inspire le gouvernement français. A tel point qu’il prévoit de transposer cette « pré-titularisation conditionnelle » dans le cadre de la future loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR).

Quels sont les enjeux de ce dispositif ? Fonctionnera-t-il en France comme à l’étanger ? La sociologue Christine Musselin, qui l’a étudiée mais aussi appliquée à Sciences Po Paris, et Gilles Bousquet, un Français qui a fait toute sa carrière aux États-Unis, répondent à Campus Matin.

A l’université du Wisconsin-Madison, les tenure tracks se font de plus en plus rares.©Phil Roeder - © Phil Roeder
A l’université du Wisconsin-Madison, les tenure tracks se font de plus en plus rares.©Phil Roeder - © Phil Roeder

Qu’est-ce que la tenure track, ou pré-titularisation conditionnelle ?

La tenure track, ou pré-titularisation conditionnelle, nous vient des États-Unis et s’est répandue en Europe : au Royaume-Uni, en Allemagne, au Danemark… C’est un mode de recrutement qui mène à la titularisation comme professeur des universités.

Les lauréats pourront être titularisés dans un corps de directeur de recherche ou de professeur

En France, c’est la mesure qui fait débat dans le projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR). Le Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche (Cneser) a d’ailleurs voté dans la nuit de jeudi à vendredi un amendement demandant sa suppression.

Elle consisterait à créer des « chaires de professeur ou de directeur de recherche junior ». Il s’agira de recrutements ouverts chaque année par les établissements - qui y auront été autorisés au préalable par un arrêté - dans la limite de 25 % des recrutements autorisés dans le corps concerné.

Les lauréats seront recrutés pour une durée comprise entre trois et six ans, puis pourront être titularisés dans un corps de directeur de recherche ou de professeur.

Une mesure qui « n’a pas vocation à être généralisée »

Christine Musselin est l’auteure en 2005 de l’ouvrage « Le marché des universitaires. France, Allemagne, Etats-Unis ». - © Seb Lascoux
Christine Musselin est l’auteure en 2005 de l’ouvrage « Le marché des universitaires. France, Allemagne, Etats-Unis ». - © Seb Lascoux

Selon la LPPR, la tenure track ne deviendra pas monnaie courante avec un objectif de 300 postes ouverts sur toute la France chaque année. 

« Pour ouvrir ce type de poste, il y a aura une contrainte : démontrer que cela correspond à l’établissement et ses besoins. Il semble difficile de justifier la nécessité d’une tenure track », observe Christine Musselin.

« La LPPR présente la chaire de professeur junior comme une récompense, un plus qui ferait venir des chercheurs actuellement à l’étranger, qui ont souvent des salaires plus élevés qu’en France et qui ne se déplaceraient pas en l’absence de conditions attractives.

C’est un contresens, à l’origine, la tenure track n’est pas une récompense, c’est une façon différente de gérer les carrières et les postes », prévient-elle. 

À qui s’adresse-t-elle ?

Gilles Bousquet est professeur de littérature comparée, il a fait toute sa carrière aux Etats-Unis où il est passé par la tenure track. - © News Tank
Gilles Bousquet est professeur de littérature comparée, il a fait toute sa carrière aux Etats-Unis où il est passé par la tenure track. - © News Tank

C’est la grande interrogation. L’étude d’impact de la LPPR mentionne comme cibles potentielles les « chercheurs étrangers qui sont parfois rebutés par l’organisation française parfois un peu complexe » ainsi que des sortants de thèse, sur des postes à l’intersection de plusieurs disciplines, recrutés sur un projet de recherche spécifique .

« Le gouvernement me semble faire le pari que des chercheurs qui ont fait leur carrière en France ne seront pas intéressés », estime Christine Musselin, « la tenure track à l’air de viser des gens qui sont à l’étranger et pour qui le système français ne serait pas assez attractif ».

Mais « ajouter le statut de professeur assistant à celui de maître de conférences ne fait qu’augmenter la complexité du système académique français ». Et, pour ceux qui sont déjà familiers de l’université française, au contraire, « un poste titulaire de maître de conférences a souvent de l’attrait quand on sait qu’il y a peu de pays où on peut avoir un poste permanent à l’université aux alentours de 33 ans ».

Pour les chercheurs internationaux qui ne connaissent pas notre système, la tenure track pourrait cependant être une incitation à se présenter, car c’est une formule qui existe aussi dans d’autres pays :

« Les chercheurs qui ont validé une tenure track en France pourraient plus facilement la faire valoir à l’étranger », imagine Gilles Bousquet. Il pense toutefois que le statut de professeur invité reste plus attractif pour les étrangers qui voudraient poursuivre leurs recherches en France.

Finalement, selon Gilles Bousquet, la tenure track pourrait attirer un autre public universitaire, les jeunes chercheurs étrangers.

L’espoir de devenir professeur jeune

« Pour un titulaire de thèse, le choix sera le suivant : soit il vise un poste de maître de conférences, auquel cas il sera vite titularisé sans avoir la certitude de devenir un jour professeur (dans les universités, le ratio est en gros de 1/3 de professeurs pour 2/3 de maître de conférences), soit il postule pour une tenure track, un contrat de trois à six ans à durée déterminée à la fin duquel il a de grandes chances de devenir professeur », anticipe Christine Musselin.

Selon les disciplines, la tenure track sera vue comme plus ou moins contraignante ou attractive. Pour devenir professeur, en lettres, sciences humaines et sciences, il faut passer l’habilitation à diriger des recherches (HDR), ce qui demande généralement plus de six années. Alors qu’en droit-gestion l’agrégation du supérieur, et donc l’accès au professorat, peut s’obtenir plus rapidement.

« De manière générale, la tenure track, telle qu’elle est présentée dans la LPPR, permettrait de devenir professeur “jeune” », dit Christine Musselin. En 2016, en France, l’âge moyen d’accès au poste de professeur des universités était de 46 ans.

Aux États-Unis, la voie principale pour devenir professeur

La tenure track est vue comme le chemin par excellence pour obtenir le poste de professeur, outre-Atlantique. Historiquement, elle est aussi associée à la liberté académique,  qui permet de poursuivre de nouvelles pistes scientifiques et des recherches, mêmes controversées, sans risque de pression politique.

Six années sous pression

Gilles Bousquet est arrivé dans le Wisconsin comme « lecteur d’échange » en 1982, il a ensuite postulé pour le poste de professeur invité (visiting assistant professor) en 1983. Après trois années sous ce statut, il postule à une tenure track, qui est un recrutement international. Il obtient la titularisation six ans plus tard.

Mais pour en arriver là, il a d’abord fallu répondre aux exigences de l’Université du Wisconsin où, comme partout aux États-Unis, et encore aujourd’hui, être « tenured » relève du parcours du combattant !

« Tous les ans, le professeur assistant est inspecté, ses progrès sont suivis, ses cours et publications examinés. Puis, lors d’une évaluation annuelle, les membres titularisés du département recommandent le renouvellement du contrat », explique-t-il.

« Dans tous les cas, si la tenure s’arrête avant six ans, un contrat d’une année est automatiquement mis en place pour favoriser la réorientation ».

Les missions d’un professeur assistant sont triples : enseignement, recherche et service. Ce troisième point consiste à contribuer à certaines tâches administratives. Pour évaluer ces dernières, les critères sont très spécifiques et chaque département possède une feuille de route à suivre, à l’intérieur d’un cadre de « policies and procedures », au niveau de l’université.

Il faut publier des articles dans d’excellentes revues, et au moins un livre, ou son équivalent en fonction de la discipline, en avoir un deuxième en route, démontrer un enseignement de grande qualité à tous les niveaux, y compris dans le programme de doctorat. Ce contrat à remplir est donné au candidat à la tenure dès la première année. « Chacun sait à quoi s’en tenir », souligne Gilles Bouquet.

Un niveau d’exigence extrême

Les professeurs assistants doivent satisfaire le comité d’évaluation annuel, mais ce n’est pas tout ! Au cours de la sixième année, le département vote pour recommander le candidat à l’échelon suivant, un comité de représentants de plusieurs départements évalue à son tour l’ensemble du dossier - qui peut atteindre 1 500 pages, avec toutes les publications, les évaluations de tous les cours jamais enseignés, ainsi que des lettres de recommandation de spécialistes extérieurs.

« Il s’agit de montrer qu’on enseigne très bien, qu’on est productif, qu’on apporte une contribution intellectuelle significative dans notre domaine de recherche, qu’on est établi en tant que spécialiste », résume Gilles Bousquet.

Par la suite, doyen, chancelier, et conseil de gouvernance entérinent la décision des conseils académiques. Si la décision est négative, le candidat à la tenure à la possibilité de faire appel.

Après avoir été huit années chef de département, Gilles Bousquet est particulièrement familier avec la procédure

« C’est la chose la plus importante, parmi les plus délicates, quand on est chef de département. Il s’agit de faciliter une décision collective qui aboutit à ce qu’un-e jeune collègue fasse toute sa carrière au sein de notre département et université ».

L’université s’engage à tout mettre en œuvre pour la réussite

« Nous nous engageons à tout faire pour aider la personne à réussir, à aller au bout de son potentiel », souligne Gilles Bouquet. « C’est un engagement qui demande beaucoup de temps, de suivi ».

Et qui coûte cher ! La tendance est donc à la multiplication des postes de chercheurs ou enseignants aux contrats d’un an, renouvelables sur de longues périodes.

« Ici, on est inquiet de la diminution du nombre de postes “tenure-track” », dit Gilles Bouquet. « Ce sont eux qui forment le socle académique, qui orientent les programmes de recherche ».

En Allemagne, un contrat qui s’est beaucoup diffusé, mais qui a dû s’adapter

En 2002, l’Allemagne a créé un statut qui ressemble à celui d’assistant professor aux États-Unis, celui de junior professoren (professeur junior). Il se découpe, comme la tenure track américaine, en 3+3 années. Et vise à l’obtention du poste de professeur avec une contrainte : le professeur junior ne peut pas être titularisé dans son établissement.

Il doit être accueilli ailleurs, car il n’y a pas de poste prévu à la fin du dispositif et qu’il y a un principe de mobilité institutionnelle quand on devient professor. Une problématique qui a néanmoins été éliminée au bout de quelques années par certains Länder qui ont permis le recrutement sur place.

Les postes de professeurs juniors se sont répandus en Allemagne

Ces dernières années, les postes de professeurs juniors se sont répandus en Allemagne. Mais ils commencent à créer des postes qui ressemblent à des tenure tracks : « Il arrive parfois, lorsqu’un professeur part à la retraite, que le poste soit gelé et qu’un poste de professeur junior soit ouvert parallèlement. À la fin de ce contrat, la personne est recrutée sur le poste de professeur », selon Christine Musselin.

En résumé, professeur junior devient une étape avant l’accession au poste de professeur dans un pays où le statut de maître de conférences n’existe pas. Mais il y a relativement peu de postes de ce type. Outre-Rhin, entre la thèse et la titularisation, les post-docs enchainent CDD après CDD en tant que chargés de recherche ou d’enseignement.

En France : un mode de recrutement déjà en place à Sciences Po

Sciences Po pratique la tenure track depuis 2009 - © Martin Argyroglo/Sciences Po
Sciences Po pratique la tenure track depuis 2009 - © Martin Argyroglo/Sciences Po

À Sciences Po, la tenure track, introduite par Bruno Latour, alors directeur scientifique, existe depuis 2009. Christine Musselin lui succède en 2013. « À mon arrivée, la tenure track était déjà globalement acceptée. Mais les procédures restaient à préciser et les critères qui, discipline par discipline, permettaient d’obtenir la tenure, restaient à négocier », se souvent-elle.

Elle décide notamment d’imposer la soutenance d’une habilitation à diriger des recherches (HDR) avant la tenure afin que ceux qui l’obtenaient soient considérés comme équivalents à des professeurs des universités, au sein et à l’extérieur de Sciences Po.

Cela a conduit certaines disciplines, pour lesquelles la HDR demande plus de six années de préparation, à repousser la durée de la tenure track jusqu’à neuf années.

Christine Musselin s’est aussi penchée sur les exigences à satisfaire au cours de la tenure track, dont la durée à Sciences Po est de sept à neuf ans) :

« Il s’agissait de définir les procédures et de préciser, selon les départements, ce qu’il faudrait avoir à minima avoir pour devenir “tenured“ à la fin du contrat ».

Science Po a également mis en place un système de mentorat. Après les trois premières années, un professeur désigné par le département, souvent un senior, discute avec une personne en tenure track. « Il s’agit d’anticiper les problèmes, d’expliquer comment s’améliorer, etc. », décrit Christine Musselin.

« C’est une initiative nécessaire qui n’est pas toujours respectée : il faut parfois rappeler aux départements de faire ce bilan annuel ».

Plusieurs systèmes de gestion des carrières 

Pour l’avoir pilotée à Science Po Paris, où maître de conférences, professeurs assistants, chercheurs du CNRS et d’autres statuts encore se côtoient, Christine Musselin peut témoigner de la complexité que représente la multiplication des systèmes de gestion de carrières pour un même travail :

« Ne pas avoir le même système de promotion, de rémunération n’est pas facile à faire accepter, d’autant plus que la différence de statut ne se traduit pas toujours par des différences de performance ».

Leurs recommandations pour que le système fonctionne

A propos de Christine Musselin et Gilles Bousquet

Directrice de recherche CNRS et membre du Centre de sociologie des organisations (Science Po / CNRS), Christine Musselin, compare les systèmes d’enseignement supérieur et de recherche depuis plusieurs années. Parmi ses domaines d’expertise figurent les marchés du travail universitaire. Elle a par ailleurs été directrice scientifique de Sciences Po, où elle a observé et piloté un système de recrutement de type tenure track. 

Professeur de français et ancien doyen des études internationales, Gilles Bousquet est en poste aux Etats-Unis, à Wisconsin-Madison University. Aujourd’hui, il travaille sur l’enseignement supérieur dans une perspective comparée. Il prépare un nouveau livre sur l’université américaine de recherche. Il vient de publier, avec Bernard Belloc, un recueil d’essais intitulé « L’Expérience alumni : regards franco-américains », aux Presses de l’Université de Provence (AMU, 2020).