Éméritat : quand les retraités de l’université jouent les prolongations
Par Catherine Piraud-Rouet | Le | Personnels et statuts
Leurs têtes ont blanchi, mais pas leur esprit. Les émérites sont des enseignants-chercheurs qui poursuivent une partie de leurs activités au sein de leur dernier établissement, de manière bénévole, une fois l’heure de la retraite sonnée. Sur quoi repose ce statut, quels sont ses avantages et ses limites, pour les intéressés comme pour l’université ?
Emeritus : tel était le nom donné, dans la Rome antique, au soldat une fois qu’il avait fini ses années de service. Mais de nombreux enseignants-chercheurs, une fois sonnée l’heure de la retraite, n’ont pas envie de rendre les armes.
« J’ai eu une activité très intense tout au long de ma carrière et ne m’imaginais pas arrêter du jour au lendemain pour partir à la pêche ou au jardinage », témoigne Didier Chollet, 71 ans, professeur des universités émérite en sciences et techniques des activités physiques et sportives à l’Université de Rouen-Normandie, retraité depuis fin 2016.
Même réticence pour Didier Miallier, 68 ans, professeur émérite en physique à l’Université Clermont-Auvergne. « Je savais que je n’aurais pas terminé un certain nombre de travaux de recherche en cours et que j’aurais envie d’en commencer d’autres », explique-t-il.
Comme eux, ils sont nombreux, chaque année, à opter pour la continuité de certaines de leurs activités universitaires, sous le statut de l’éméritat. Ce titre honorifique est généralement accordé, pour une durée de trois ans, à certains professeurs (PR) ou maîtres de conférences (MCF) titulaires d’une habilitation à diriger des recherches et admis à la retraite.
Un statut modifié
En lien avec la Loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 qui revoit le cadre juridique de l’éméritat, les règles déterminant la durée et les modalités de ce statut ont été modifiées depuis le 1er novembre par un décret paru au Journal officiel.
Accordé pour une durée maximale de cinq ans déterminée par l’établissement, l’éméritat peut être renouvelé deux fois dans les mêmes conditions. Ce titre fait l’objet d’une convention de collaborateur bénévole qui prévoit les modalités de sa résiliation.
Les émérites : 80 % d’hommes, 96,5 % de professeurs
Combien sont-ils ? Il n’existe aucune donnée statistique d’ensemble sur la question. En 2019, selon une note statistique du ministère, on comptait ainsi 642 PR et 428 MCF partis en retraite, avec un âge moyen de départ de 65 ans pour les MCF et de 67 ans pour les PR.
Selon une enquête du réseau des VP Recherche de la CPU sur les pratiques liées aux éméritats, l’éméritat rassemble 80 % d’hommes, à 96,5 % des PR. Sciences dures et sciences humaines étant à peu près également représentés. Dans la plupart des cas [1], l’attribution de l’éméritat n’est pas automatique.
Déposer une demande pour devenir émérite
« L’enseignant-chercheur doit en faire la demande auprès de la commission recherche restreinte du conseil académique, dans la continuité de leur activité », précise Jean-François Carpentier, vice-président recherche de l’Université Rennes 1 et co-animateur du réseau des VP recherche et valorisation.
La requête doit être appuyée par un dossier explicitant les missions et projets encore en cours et celles prévues pendant l’éméritat. Le rayonnement scientifique du candidat est le critère clé. La direction de thèse, corollaire de ce dynamisme persistant, est un critère quasi-automatique d’acceptation.
« Le fait que la personne publie ou participe à des colloques de recherche, si possible avec le sigle d’un laboratoire, intéresse beaucoup les universités, pour les retombées sur le plan de l’image », précise le syndicat Sgen-CFDT.
La procédure et les critères sont similaires pour le renouvellement du mandat. Avec, en sus, un bilan de la période passée.
Un statut souvent très prenant
Des missions bénévoles, mais des moyens pour leurs recherches
En tant que retraités, les professeurs émérites ne sont plus considérés comme des personnels de l’université et exercent leurs missions à titre gratuit.
« Très peu poursuivent leur activité d’enseignement, ou alors seulement de manière ponctuelle, et vis-à-vis des seuls cycles supérieurs, en master ou en doctorat », précise Jean-François Carpentier, vice-président recherche de l’Université Rennes 1.
Un choix également politique : en matière de cours, la priorité est donnée aux jeunes enseignants-chercheurs. En général, les émérites se voient accorder le statut d’enseignant-chercheur associé dans un laboratoire, qui leur fournit les moyens nécessaires à la réalisation de leurs missions.
S’ils ne peuvent être électeurs et éligibles aux élections universitaires, ils sont habilités à participer à des projets de recherche (mais pas à en être le porteur principal), à diriger des séminaires, des thèses en cours d’exécution (mais pas, sauf exception, à en diriger de nouvelles) et à participer à des jurys de thèse ou d’habilitation.
Des emplois du temps chargés
Avec à la clé, parfois, des emplois du temps aussi lourds qu’auparavant. « Pour ma part, je cumule trois types d’activités, évoque Didier Chollet. Celle de « référent intégrité scientifique » m’occupe plus de deux jours par semaine : un dossier de plagiat à traiter, c’est parfois des centaines d’heures d’audition ! Depuis le début de mon éméritat, j’ai aussi tourné et monté une quarantaine de vidéos pédagogiques sur la pratique de la natation. Je participe activement à une importante programmation de recherche en vue des JO de 2024. Sans parler de ma fonction de président de la Ligue de Normandie de sport universitaire ! »
Une liberté d’organisation quasi totale
De nombreux avantages pour les professeurs
Pour ces retraités plus qu’actifs, le statut de professeur émérite compte de nombreux avantages. Ils ont le droit de se prévaloir du titre « professeur ou maître de conférences émérite de l’université de… ». Ils représentent l’unité de recherche ou l’université, en interne et à l’extérieur, à la demande du président et du directeur de laboratoire et ont un droit d’accès aux locaux et aux ressources (bibliothèque, équipements, adresse mail…) de ces deux structures.
Surtout, à la différence de leur vie d’avant, ils gèrent leur emploi du temps de façon quasi-discrétionnaire. « Je passe beaucoup de temps sur le terrain, pour mon activité de datation en archéologie et en vulcanologie », pointe Didier Miallier.
Des frais de missions pris en charge
Enfin, ils sont généralement remboursés de leurs frais de missions. Pour Didier Chollet, l’expérience a même de faux airs d’agence de voyages. « Au cours de mon premier mandat, ante covid, j’ai profité de ma décharge de cours pour accepter toutes les conférences, jurys ou colloques auxquels je n’avais pas le temps d’assister avant, se souvient-il. Ce qui m’a permis de voyager, une grande partie des frais pris en charge, aux quatre coins du monde ! »
Plusieurs problématiques spécifiques
La pratique de l’éméritat tient en effet du gagnant-gagnant. Pour une université, elle permet de s’attacher les compétences et l’aura d’enseignants-chercheurs expérimentés, sans bourse délier. À ce titre, l’attribution de l’éméritat est aussi un élément de la politique RH et de la stratégie en matière de recherche de l’établissement.
Des problèmes financiers et éthiques
Elle soulève toutefois certaines problématiques. Financière et éthique, d’abord. Un retraité assumant des tâches bénévoles n’empiète-t-il pas sur l’emploi d’un personnel stable ou précaire ? Ne pousse-t-il pas l’ensemble des rémunérations vers le bas ? Se pose aussi la question de la responsabilité civile de ces collaborateurs bénévoles dans l’exercice de leurs missions.
« L’assurance des établissements couvre (en principe) les émérites, mais quelques établissements prennent des précautions en leur demandant de souscrire une assurance individuelle », note l’enquête de la CPU.
Ce qui oblige parfois les intéressés à jongler. « Quand je fais du terrain pour moi-même, j’ai mon assurance individuelle, mais quand c’est sur demande de l’université, je pars avec un ordre de mission qui me couvre », évoque Didier Miailler. Autre écueil : la gestion des égos de certains « mandarins », parfois délicate.
« J’ai parfois été contraint d’en recadrer certains qui avaient du mal à accepter la fin de leur pouvoir décisionnaire », confie Jean-François Carpentier, à Rennes 1.
Un cadre assez flou, au bon vouloir de chaque établissement
Par ailleurs, un certain flou perdure dans le statut. Les situations (durée de l’éméritat, conditions de renouvellement, périmètre des activités, liberté dans le choix des objets de recherche et des collaborations, avantages en nature…) connaissent des variations substantielles en fonction de la politique de chaque établissement, généralement édictée par une simple charte.
C’est pourquoi, dans un avis publié en 2018, la Société française de management plaidait pour la mise en place d’un statut de l’éméritat à part entière. Elle prône de « développer et soutenir largement l’éméritat : une contribution bénévole à la production académique sans pouvoir statutaire et sans consommation excessive de ressources ». Ce, dans un contexte de hausse croissante des effectifs étudiants et d’un manque toujours plus prégnant de moyens. Une requête vis-à-vis de laquelle les pouvoirs publics font jusqu’ici la sourde oreille.
J’ai encore beaucoup de projets sur le feu
En attendant, nos « vrais-faux retraités » en ont encore sous la semelle. « Mon deuxième mandat a commencé en septembre 2019, il court jusqu’en 2022. Je compte a priori continuer, car j’ai encore beaucoup de projets sur le feu, a minima jusqu’en 2024. Pas question de manquer les JO ! », sourit Didier Chollet.
[1] Se voient accordé de droit le statut d’émérites, dès leur admission à la retraite, les professeurs membres de l’Institut de France, ainsi que les titulaires de certaines distinctions scientifiques (Prix Nobel, médaille Fields, etc.)