« Être enseignant dans une école du sup’ a changé mes pratiques professionnelles »
Par Léa Gerakos | Le | Personnels et statuts
Issus du milieu du droit, du journalisme ou encore du management parmi bien d’autres, des professionnels font le choix de partager leur savoir aux étudiants en tant qu’intervenants externes. Pourquoi ce choix et comment abordent-ils ce rôle ? Leur réalité en 6 questions.
Comment démarrent-ils ?
Quentin Pommier est intervenant en école de journalisme depuis dix ans. L’enseignement, il est tombé dedans très tôt, un an après avoir obtenu son diplôme de l’Institut pratique du journalisme (IPJ Paris-Dauphine PSL).
En 2013, le directeur de l’école lui propose de remplacer un intervenant indisponible. « On m’a laissé une chance que j’ai saisie, se souvient-il. En tant que journaliste nous nous attachons à vulgariser les sujets pour les rendre accessibles. Cela me paraissait donc presque logique de mêler l’enseignement à mon activité professionnelle. »
Depuis, il a étoffé la liste des établissements qui l’emploient : Sciences Po, le Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ), les Gobelins.
Directrice juridique au sein de iDakto, entreprise dans le milieu de l’identité numérique, Marine Chartier dispense des cours à l’École supérieure des métiers du droit (ESMD). Lors d’un diner de réseautage entre juristes, elle fait la rencontre de Thomas Saint Aubin, vice-doyen du comité pédagogique de l’école, alors à la recherche d’intervenants : « Enseigner ne m’avait jamais traversé l’esprit, mais j’aime ce côté pédagogique donc je me suis dit que c’était une nouvelle opportunité. »
Dans d’autres cas de figure, comme celui de Julien Cassegrain, enseigner était un projet mûri de longue date. Diplômé de l’EM Normandie Business School en 1999, il directeur général et associé chez O2m, bureau d’ingénierie d’impacts environnementaux, sociaux et économiques. Entre 2015 et 2016, il propose ses services à l’école… qui ne donne pas suite.
C’est en retournant sur les bancs de l’établissement pour passer son master of business administration (MBA) en 2017, qu’il fait la rencontre de Diana Santistevan, professeure associée en management interculturel et comportement organisationnel. Elle invite Julien Cassegrain à l’assister dans les cours qu’elle propose.
Il devient donc intervenant en 2018 et dispense de cours d’interculturel, de découverte de l’organisation, de performance de l’entreprise et de négociation raisonnée. « Je n’aurais jamais fait ce parcours si je n’étais pas passé par cette école. Par attachement sentimental, j’avais envie de rendre, faire vivre et partager mon expérience personnelle. Enseigner mes pratiques était pour moi la suite logique », analyse celui qui est aussi membre du Conseil d’administration de l’alumni de l’EM Normandie.
Quelle formation pour enseigner ?
« Il y a un encadrement pédagogique à l’Université Paris-Dauphine qui me chapeautait un peu, j’ai notamment eu de l’aide pour construire mes grilles d’évaluation, raconte Quentin Pommier concernant ses débuts dans l’enseignement. Mais le charme d’être intervenant, c’est que mes cours ne sont pas de la théorie, et seulement de la pratique. »
Pour construire son enseignement, Marine Chartier se fie à son instinct : « J’ai essayé de monter mon cours en me basant sur ce que j’aimais et n’aimais pas en tant qu’étudiante, j’adorais que les concepts soient expliqués en étant remis dans le contexte actuel. Je n’ai suivi aucune formation pour enseigner, mais je me suis mise à la place des étudiants. »
Comment enseignent-ils ?
L’objectif des intervenants est de confronter les étudiants à la réalité de leur métier et de transmettre leurs pratiques. Comment s’y prennent-ils ? Pour Quentin Pommier, le journaliste, il s’agit de reproduire une journée-type : « Nous commençons par une conférence de rédaction, dont je suis le rédacteur en chef. Après avoir convenu des sujets, des angles, des interlocuteurs et zones de reportage, nous nous rendons sur le terrain avec tout le matériel nécessaire pour enregistrer. Les étudiants m’observent en action et font l’expérience du terrain, c’est parlant pour eux. »
« Nous avons besoin de professionnels qui ont la main dans le cambouis au sein des écoles, c’est une mine d’or pour les étudiants, soutient l’intervenant. J’adore être avec eux, théoriser ma pratique, mettre des mots sur ce que je fais instinctivement. En tant qu’intervenants, nous avons le terrain et la matière dans le sang. »
Julien Cassegrain, l’intervenant de l’EM Normandie décrit : « Je mets la théorie à disposition, mais je ne m’attarde pas dessus. Ce que j’aime bien, c’est utiliser des cas concrets que j’ai vécu ou alors adresser, au travers de jeux de rôle ou de présentations orales, des problématiques auxquelles j’ai pu être confronté. Je veux pouvoir rendre compte des éléments de perturbations au-delà de la théorie. »
Challenger mes étudiants, ouvrir le débat
Marine Chartier, elle, doit assurer quatre heures par semaine de droit de l’intelligence artificielle (IA). À sa quinzaine d’étudiants, elle propose aussi de combiner théorie et pratique : « Je veux les challenger, ouvrir le débat en me basant sur leurs expériences en stage pour que ce soit parlant, c’est réellement un groupe de travail. Je m’appuie sur des vidéos, des documentaires ou des revues de presse. J’insiste sur les différentes technologies et pratiques au sein des entreprises, je les prépare à toucher à tout avec la maitrise du vocabulaire indispensable pour les contrats. »
« L’idée c’est d’avoir des juristes qui, une fois sortis de l’école auront toutes les connaissances solides concernant les nouveaux outils et les nouvelles pratiques, comme par exemple comprendre les outils d’intelligence artificielle qui pourraient être utilisée en entreprise. »
Comment s’organisent-ils ?
L’avantage de monter en grades
Marine Chartier étant directrice juridique, elle concilie facilement enseignement et activité professionnelle : « L’avantage de monter en grade, c’est la liberté de maîtriser son emploi du temps. S’il y a une urgence, j’ai mon téléphone, les étudiants sont au courant que je travaille aussi. »
« Je suis à la tête d’une entreprise, déclare Julien Cassegrain. Donc c’est non-stop : ce que je ne fais pas pendant cette heure de cours, je devrai le faire à un autre moment. C’est la difficulté, surtout lorsque l’entreprise est en croissance, ça va très vite. »
Durant ses quatre premières années dans l’enseignement à l’IPJ, Quentin Pommier jouait le rôle de « fil rouge » : « J’intervenais tous les lundis, c’était très régulier. Je commençais à neuf heures et restais avec les étudiants jusqu’à 17 h avant d’enchaîner avec mon travail de 18 h à 2 h du matin. Ça demandait de la volonté, d’autant plus que j’étais reporter et que l’actualité est toujours plus forte. »
Je suis intervenant occasionnel
En novembre 2021, le journaliste a co-fondé Renée prod., société de production de podcast et de vidéos sur le thème de l’environnement. « Aujourd’hui je suis intervenant occasionnel, confie-t-il. Je me consacre majoritairement à mon activité professionnelle, mais j’aime continuer à donner des cours au moins une fois par mois. Je conviens de date et de créneaux d’interventions avec les écoles que je suis en mesure d’assurer. »
Une activité qui demande du temps en amont et a posteriori
Marine Chartier révèle les défis auxquels elle est confrontée dans la préparation du support de ses cours : « C’est la préparation qui est le plus chronophage. Sachant que c’est un domaine dans lequel je n’avais pas travaillé avant, beaucoup de questions viennent à moi, je tente plusieurs approches à la fois avant d’en choisir une. »
Quentin Pommier qui enseigne son savoir-faire en matière de tournage avec smartphone, podcast et radio à travers plusieurs établissements, précise l’organisation requise : « Ça me demande du temps de préparation. J’aime mettre mes cours à jour, partager des éléments que j’ai pu écouter et qui m’ont marqué, organiser des visites de lieux pour des reportages. Mais ça requiert aussi un temps de correction, puisqu’après mes journées de cours je me retrouve avec 25 reportages d’une minute 30 à disséquer. »
Dispensant plusieurs cours à différents niveaux, de la première année au master 2, Julien Cassegrain en raconte les avantages : « Quand j’ai un cours qui est plutôt récurrent d’année en année, c’est pénible au début parce qu’il faut bien retravailler le contenu, mais après c’est plus simple puisque j’ai déjà ma base. »
Quelle relation avec les étudiants ?
« Je pense que la clé réside dans le fait de se demander le rapport que l’on souhaite établir avec les étudiants », explique Julien Cassegrain. L’intervenant en école de management voit dans ses interventions l’occasion de se remettre en question : « On arrive avec une expérience et un bagage que l’on vient partager, mais il faut aussi accepter d’être challengé en retour, d’être questionné et de concevoir qu’il y ait d’autres points de vue dans la classe. »
Rendre compte de sa pratique
L’expert radio, Quentin Pommier, insiste sur la vulgarisation nécessaire : « Il faut rendre compte de sa pratique, en faisant l’effort de mettre des mots simples pour sortir de son jargon et de son automatisme pour la livrer aux étudiants. »
Si être bien compris est essentiel, encore faut-il être écouté ! « C’est un défi de capter l’attention d’étudiants sur la totalité d’un module de quatre heures. Je me dis que si au sortir du cours, mes étudiants ont retenu des choses, qu’il y a eu des échanges et qu’ils sont contents de revenir, j’ai tout gagné », complète Marine Chartier.
Quels intérêts pour les intervenants ?
« Enseigner m’a appris à structurer ma pensée sur des supports comme PowerPoint notamment que je n’avais pas l’habitude d’utiliser, déclare l’enseignante de l’ESMD. J’ai également pu développer mes compétences. » L’intervenant en journalisme abonde à son tour : « J’adore théoriser ma pratique, mettre des mots sur ce que je fais me pousse à réfléchir. »
Appréhender les choses autrement
« Mes étudiants me permettent de me familiariser avec les valeurs et références des nouvelles générations qui sont extrêmement différentes, explique de son côté Julien Cassegrain. C’est très enrichissant d’un point de vue managérial, ça me permet d’appréhender les choses autrement. Mes étudiants travaillent avec moi, à plusieurs cerveaux on multiplie les perspectives et on renforce la stratégie. »
En revanche, « cela ne sert à rien d’être intervenant pour l’argent », prévient Julien Cassegrain. Marine Chartier confirme : « Être motivé uniquement par le salaire n’est pas suffisant. Et il ne faut pas non plus enseigner pour enjoliver un curriculum vitae. »
Quentin Pommier insiste sur l’importance de ne pas se prendre trop au sérieux : « Il n’y a pas d’imposture tant que l’on reste dans son rôle, je suis professionnel et non professeur, je ne vais pas me comporter comme un professeur et les élèves ne vont pas se comporter devant moi comme devant un professeur. Il faut faire preuve d’humilité et ne pas se prendre la tête. »