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[Tribune] IA et éducation : « une stratégie française encore en construction » pour Alain Goudey

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Aux premières loges du Sommet international pour l’action sur l’intelligence artificielle, le directeur général adjoint en charge du numérique de Neoma business school, Alain Goudey, réagit aux annonces pour l’enseignement supérieur et la recherche. Il alerte : sans un suivi rigoureux et des engagements concrets, il existe un risque que l’impulsion retombe.

« La formation des enseignants reste largement insuffisante », estime Alain Goudey. - © Judith LITVINE
« La formation des enseignants reste largement insuffisante », estime Alain Goudey. - © Judith LITVINE

Alain Goudey, directeur général adjoint en charge du numérique de Neoma business school, s’exprime pour Campus Matin sur les ambitions du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle accueilli à Paris les 10 et 11 février.


Les annonces du sommet : entre ambition et incertitude

Alain Goudey est aussi professeur de marketing. - © Neoma
Alain Goudey est aussi professeur de marketing. - © Neoma

Ce sommet a marqué une accélération de la stratégie française avec des annonces majeures : 109 milliards d’euros engagés par l’État, 400 millions d’euros pour Current AI, 200 milliards d’euros mobilisés à l’échelle européenne et de nombreux partenariats publics-privés.

L’éducation a été identifiée comme un axe stratégique, avec un volet spécifique piloté par EdTech France et les universités lauréates du programme Démonstrateurs numériques de l’enseignement supérieur (Demoes).

Trois initiatives clés ont été annoncées à l’occasion du Sommet :

  • Une charte d’usage des IA génératives dans l’enseignement supérieur, destinée à encadrer les pratiques et garantir un usage éthique.
  • La promotion de projets français comme Aristote et RagaRenn, qui développent des solutions IA adaptées aux besoins pédagogiques.
  • La création d’un référentiel d’évaluation, visant à mesurer scientifiquement l’impact des outils IA sur l’apprentissage.

Les initiatives restent largement déclaratives.

Ces annonces montrent une volonté politique de structurer l’usage de l’IA éducative et d’encourager une approche collaborative entre universités, start-up edtechs et pouvoirs publics.

Cependant, ces initiatives restent largement déclaratives : la charte repose sur l’adhésion volontaire des établissements, le référentiel d’évaluation n’a pas encore de cadre opérationnel précis, et les projets mis en avant concernent principalement l’enseignement supérieur.

Le primaire et le secondaire restent en marge pour l’instant et ont été peu abordés lors de la conférence « IA pour la réussite éducative ». Sans un suivi rigoureux et des engagements concrets après le sommet, il existe un risque que l’impulsion donnée retombe rapidement… et ce serait pénalisant pour l’avenir du pays.

Open source et souveraineté numérique : une ambition fragile

Un des axes forts de la stratégie française repose sur la souveraineté numérique, en réponse à la domination des Gafam dans le domaine de l’IA éducative. L’objectif est de développer des solutions nationales ou open source afin de garder la maîtrise des outils pédagogiques et des données sensibles.

Une politique plus large de développement des communs numériques éducatifs

Par exemple, le projet OpenLLM France illustre cette ambition : inscrit dans France 2030, il vise à concevoir un modèle de langage souverain dédié à l’éducation, entraîné sur des corpus publics et diffusé sous licence libre. Cette initiative s’inscrit dans une politique plus large de développement des communs numériques éducatifs.

Par ailleurs, un appel à projets de 20 millions d’euros a été annoncé pour 2025, afin de financer une IA souveraine pour les enseignants du primaire et du secondaire, avec une mise en service prévue en 2026.

Cependant, cette ambition se heurte à plusieurs défis majeurs :

  • Le retard technologique : les modèles nationaux nécessitent du temps et des ressources pour atteindre la maturité, alors que les solutions privées évoluent très rapidement. Un décalage de performance pourrait freiner leur adoption, d’autant que le rythme ne ralentit pas du côté des alternatives internationales privées.
  • La fragmentation des efforts : sans coordination efficace entre start-up, universités et institutions, il y a un risque de dispersion des ressources et de manque de cohérence entre les projets. Il existe à ce jour plusieurs projets lancés aux couvertures fonctionnelles similaires.
  • Le coût élevé : 20 millions d’euros peuvent sembler modestes face aux milliards investis par les acteurs privés internationaux, rendant l’industrialisation de ces solutions incertaine. Il s’avère que le passage à l’échelle est une dimension majeure de ce type de projet et il faut l’intégrer assez tôt dans la feuille de route.
  • L’acceptabilité par les utilisateurs : si les outils open source sont perçus comme moins performants ou ergonomiques que les alternatives commerciales, enseignants et élèves risquent de continuer à utiliser officieusement des solutions grand public.

L’enjeu pour la France sera donc de prouver que souveraineté numérique et excellence technologique peuvent aller de pair, sans quoi ces initiatives resteront marginales.

Formation des enseignants : un chaînon encore faible

La formation des enseignants largement insuffisante

L’intégration de l’IA dans l’éducation ne repose pas uniquement sur la technologie, mais aussi sur la capacité des enseignants à se l’approprier. Pourtant, leur formation reste largement insuffisante. En dépit de l’effort de quelques acteurs comme le Réseau Canopé ou encore Neoma business school qui ont l’un et l’autre formé entre 9 000 et 10 000 personnes chacun.

Actuellement, moins de 20 % des enseignants utilisent l’IA régulièrement dans leur pratique, alors que l’immense majorité des élèves y a déjà recours. Ce décalage s’explique par plusieurs facteurs : un manque de formation initiale et continue, l’absence jusqu’à récemment de directives claires et des craintes sur les impacts de ces outils en classe.

Des initiatives qui commencent à émerger…

  • Dès la rentrée 2025, tous les élèves de quatrième et seconde passeront un module PIX dédié à l’IA, les sensibilisant aux enjeux et usages de ces outils. Cette mesure pourrait indirectement inciter les enseignants à se former pour accompagner leurs élèves.
  • Dans l’enseignement supérieur, des groupes de travail comme le Café IA du Conseil national du numérique ou les projets Demoes incluent des enseignants pour réfléchir aux usages concrets de l’IA en pédagogie.

Malgré ces premiers pas, la formation reste largement insuffisante. Les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (Inspé) ne prévoient pas encore de modules systématiques sur l’IA éducative, et la formation continue repose encore trop sur l’initiative individuelle. L’appropriation de ces technologies par les professeurs dépend donc souvent de leur motivation personnelle, ce qui freine une adoption homogène.

… et des préoccupations à adresser

Plusieurs préoccupations légitimes des enseignants ne sont pas encore pleinement adressées :

  • Comment évaluer les devoirs ? L’usage de l’IA pour générer des contenus pose la question de la détection de la triche et de l’adaptation des modes d’évaluation.
  • Quels biais et erreurs ? Les IA génératives ne sont pas infaillibles et peuvent véhiculer des contenus erronés ou biaisés.
  • Quel rôle pour l’enseignant ? Certains craignent que l’IA prenne une place trop importante et réduise leur marge pédagogique.

Enfin, la charge de travail actuelle des enseignants limite leur capacité à explorer ces outils : sans accompagnement concret (formations pratiques, décharges horaires, soutien technique), peu d’entre eux auront le temps et les ressources pour s’approprier ces technologies.

Une stratégie à concrétiser

L’approche souveraine et open source est prometteuse

L’IA éducative en France bénéficie désormais d’un cadre stratégique ambitieux, mais encore fragile à mon sens. Les belles annonces du sommet doivent être suivies d’une mise en œuvre concrète, tant dans le supérieur que le secondaire. L’approche souveraine et open source est prometteuse, mais devra prouver sa viabilité face aux alternatives commerciales.

Enfin, la formation des enseignants reste un point faible critique : sans montée en compétence des professeurs, l’IA en classe restera cantonnée à des initiatives isolées, et le fossé entre élèves et enseignants risque de s’accentuer, avec l’absence de réponses claires à la question clé : quelles compétences faire acquérir dans une ère des IA généralisées ?