Le récit de chercheurs ukrainiens déplacés dans des labos européens
Par Marine Dessaux | Le | Relations extérieures
Grâce à la bourse européenne MSCA4Ukraine, 124 doctorants et chercheurs ukrainiens, déplacés depuis l’invasion russe du 24 février 2022, ont pu trouver une certaine stabilité au sein d’un établissement d’enseignement supérieur ou d’un organisme de recherche. Un accueil qui permet souvent d’approfondir les collaborations entre institutions d’accueil et d’origine. Témoignages.
Finir un doctorat, se former à une technique scientifique, approfondir son sujet de recherche… Les motivations des lauréats des bourses MSCA4Ukraine, dont la liste a été dévoilée le 23 février 2023, sont diverses. À l’occasion d’un webinaire de l’association des universités européennes (EUA), organisé le 19 septembre, trois d’entre eux reviennent sur leur expérience.
Partir d’Ukraine pour poursuivre ses travaux de recherche
« L’invasion russe m’a forcé à quitter l’Ukraine soudainement. Ne pouvant plus continuer mes recherches, j’ai cherché une alternative pour terminer ma thèse », raconte Artem Nazarko, avocat et doctorant spécialisé en droit international pénal et humanitaire, dont le sujet de recherche porte sur la poursuite judiciaire nationale des crimes de guerre en Ukraine.
Il quitte l’Université d’Odessa et passe par la République tchèque, l’Autriche et le Royaume-Uni, avant d’obtenir une bourse MSCA4Ukraine pour étudier dans l’Université de Bergen, en Norvège.
Olha Karaman était chercheuse à l’Académie nationale des sciences d’Ukraine à Kiev. Également lauréate d’une bourse, elle déménage à Vilnius en Lituanie pour une bourse allant du 1er avril 2023 au 31 mars 2025. Spécialisée dans la recherche pour le traitement du cancer par immunothérapie, elle y poursuit ses travaux sous un angle différent : plutôt qu’étudier les effets d’un vaccin contre le cancer sur le système de résistance antitumorale, elle cherche à améliorer le protocole de fabrication pour l’obtention de cellules tueuses induites par la cytokine (une protéine centrale pour le bon fonctionnement du système immunitaire).
Le parcours de la physicienne Oksana Chukova est moins linéaire : elle part de Kiev et de son établissement, l’Université nationale Taras-Chevtchenko de Kiev (TSNUK), pour rejoindre dans l’urgence l’Académie polonaise des sciences, à Varsovie, de mars à juin 2022. Elle obtient là-bas une bourse lui permettant de rejoindre le Synchrotron à électrons allemand à Hambourg, Desy, centre de recherche avec lequel elle a déjà beaucoup collaboré par le passé. « J’ai postulé à plusieurs bourses qui ont toutes été acceptées. J’ai choisi celle de MSCA4Ukraine pour sa durée de deux ans », explique-t-elle.
MSCA4Ukraine : contribuer à sauvegarder le système ukrainien de recherche et approfondir les collaborations
Lancée en septembre 2022, l’initiative MSCA4Ukraine, déclinant les actions Marie Skłodowska-Curie prévues par le programme de recherche Horizon Europe, a distribué 124 bourses (dont 14 en France) avec un budget total de 24 millions d’euros. Grâce à elles, des doctorants, postdoctorants et chercheurs affectés par la guerre en Ukraine peuvent poursuivre leurs travaux de recherche, pendant six mois à deux ans, au sein d’une université ou d’un organisme de recherche de l’Union européenne (UE) ou des pays associés à Horizon Europe.
Les lauréats sont à 71 % des femmes et proviennent de 8 domaines de recherche différents dont les sciences de la vie, les sciences humaines et sociales, la chimie et la physique.
MSCA4Ukraine est mis en œuvre par un consortium composé de l’EUA, de Scholars at Risk Europe, hébergé à l’Université de Maynooth (Irlande), et de la Fondation Alexander von Humboldt (Allemagne). En France, le programme d’accueil des scientifiques et des artistes en exil, Pause, est partenaire associé.
Des rencontres qui permettent d’approfondir plus encore son expertise
En rejoignant un nouvel établissement, Artem Nazarko, Olha Karaman et Oksana Chukova bénéficient des échanges avec des experts de leur domaine disciplinaire. C’est aussi l’un des objectifs de ce temps de détachement : offrir une période de formation à la recherche.
« En Norvège, je suis accompagné par deux directeurs de thèse, l’un d’entre eux distingué dans le domaine du droit pénal. En plus d’être un chercheur, c’est un juge avec une expérience pratique qui est d’une grande aide pour travailler à améliorer la législation et la formation juridique en Ukraine, au-delà de la recherche académique », rapporte Artem Nazarko.
En effet, le doctorant ambitionne de disséminer les conclusions de son travail de recherche : par des sessions en ligne sur l’enseignement et la formation juridique au cours des six derniers mois de sa thèse, et en intervenant dans les médias.
Olha Karaman a pu bénéficier d’une expérience particulière pour un programme initialement basé en Europe : pour quelques mois, elle travaille aux côtés de Michael Nishimura, professeur spécialisé dans l’immunologie du cancer à… l’Université de Loyola, à Chicago.
« Il pratique une nouvelle technologie de thérapie génétique complexe à maîtriser que j’aimerais apprendre. Ce stage à ses côtés me permettra d’améliorer mes compétences théoriques et pratiques. Mais aussi, à plus long terme, d’apporter cette technologie en Ukraine pour des essais cliniques », explique-t-elle.
Oksana Chukova apprécie de pouvoir travailler dans un endroit où « les méthodes scientifiques sont les mêmes, mais les projets et instruments sont différents ». Et pour cause : le Synchrotron à électrons allemand est le plus grand centre de recherche en physique des particules d’Europe, après le Cern (en français, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire) de Genève.
Elle fait profiter de ces équipements à des équipes de chercheurs de son université d’origine à l’occasion de visites professionnelles financées par l’organisme de recherche allemand.
Différents projets de collaboration
Les manières de créer du lien entre les établissements d’accueil et d’origine sont multiples. Artem Nazarko reste en contact avec les chercheurs de l’Université d’Odessa notamment en :
- ayant rédigé un manuel à destination des étudiants ukrainiens en droit pénal;
- co-publiant des articles scientifiques ;
- proposant de relire des articles de recherche pro bono (peer-review).
Il participe également à l’organisation d’un colloque de droit, commun aux universités d’Odessa et de Bergen. Ce dernier se déroulera en Norvège, en février 2024, et invitera des chercheurs ukrainiens.
« Ma deuxième directrice de thèse est originaire d’Ukraine et m’aide à créer du lien au-delà de la recherche avec mon université d’origine. Il n’y a actuellement pas d’accord bilatéral pour proposer des mobilités entre les deux établissements via Erasmus, mais c’est un sujet que nous poussons ensemble auprès de l’administration. Cependant, ce n’est pas encore une priorité pour les universités ukrainiennes », ajoute Artem Nazarko.
Olha Karaman a également mis en place un projet de recherche entre la Lituanie et l’Ukraine et, depuis son déplacement à Chicago, veut créer plus de collaborations avec les États-Unis.
Malgré ces initiatives, la communication peut être compliquée par la guerre. « Plusieurs bâtiments ont subi des dommages à la suite d’attaques russes. La moitié du personnel de la TSNUK doit travailler à distance ce qui complique les échanges. En outre, les budgets dédiés à la recherche sont actuellement réduits pour financer la défense militaire », explique Oksana Chukova.
Les autres avantages du programme
Les chercheurs soulignent également d’autres avantages de cette bourse. En premier lieu, sa durée qui permet aux doctorants ayant entamé leur thèse, comme Artem Nazarko, de la finir.
Mais aussi la possibilité de choisir un établissement qui correspond aux intérêts de la thématique de recherche, des fonds pour assister à des conférences internationales ou des visites académiques, et une rémunération mensuelle adaptée au coût de la vie dans le pays.
Une aide familiale est aussi prévue, qu’a pu toucher Olha Karaman qui vit avec son fils.
Oksana Chukova souligne également avoir pu suivre grâce à son établissement et à l’Association européenne des universités — qui participe à mettre en œuvre MSCA4Ukraine — à des cours d’allemand, des conseils pour le développement de sa carrière et un soutien psychologique.
« Cette expérience est tout simplement exceptionnelle pour moi, estime Artem Nazarko. Au-delà de faire des avancées significatives dans ma recherche, je reçois un soutien indéfectible de l’équipe universitaire. »
Comment voient-ils la suite ?
Oksana Chukova et Olha Karaman souhaitent toutes deux pouvoir continuer leur recherche et partager leurs nouveaux apprentissages avec leur ancien laboratoire.
Artem Nazarko est ouvert à plusieurs chemins pour sa future carrière : « Mes projets sont toujours en train de prendre forme, mais j’envisage deux possibilités : rester dans l’Union européenne ou rentrer à Odessa, qui me manque beaucoup. Je pourrais y travailler sur les problématiques institutionnelles en Ukraine. Quel que soit mon choix, les liens entre l’Ukraine et l’UE seront plus forts et il sera plus simple de travailler en collaboration. »
Suivre les appels à candidatures pour la bourse MSCA4Ukraine
Pour l’heure, aucun autre appel MSCA4Ukraine n’est prévu. Pour suivre d’éventuelles ouvertures, il est possible de s’inscrire sur la liste de diffusion du programme.