Temps de travail des Biatss : la Cour des comptes persiste et signe
Par Marine Dessaux | Le | Personnels et statuts
Trop de congés et trop peu d’heures de travail sur l’année : la Cour des comptes continue de s’attaquer au déficit du temps de travail des personnels non enseignants des établissements publics du supérieur. Si certaines universités ont entamé les négociations, d’autres n’ouvrent pas ce chantier sensible… qui n’a pas lieu d’être, selon les syndicats. Les choses vont pourtant devoir changer alors que le Gouvernement a annoncé une remise à plat du cadre juridique pour 2027.
Elle ne lâche pas l’affaire : la Cour des comptes a sonné un nouveau rappel à l’ordre afin d’inciter les établissements publics à régulariser le temps de travail des Biatss, via un référé du 19 octobre 2023 publié le 10 janvier 2024. La juridiction financière appelle « à un retour à la loi » progressif et pluriannuel.
En effet, rares sont les universités à avoir mis en place les recommandations préconisées par un premier référé, remontant à septembre 2019, pour faire respecter les 1607 heures de travail annuelles prévues pour le personnel non enseignant des établissements publics.
Cette fois, le message ne s’adresse plus aux ministres de l’enseignement supérieur (à l’époque Frédérique Vidal) et de l’action et des comptes publics (alors Gérald Darmanin), mais à celle qui était — jusqu’au 8 janvier dernier — Première ministre, Élisabeth Borne.
En moyenne, 140 heures de temps de travail annuel en moins
Selon les données de la Cour des comptes, la durée annuelle du temps de travail des Biatss s’établit à 1467 heures en moyenne par agent, soit 140 heures en moins par rapport à la durée légale.
Elle varie entre 1352 heures pour l’Université de Toulouse 2 Jean Jaurès (soit 255 heures de moins que la durée légale) et 1593 heures pour l’Université de Reims Champagne Ardennes (moins 14 heures).
Ces quelque 77000 personnels non enseignants ont en moyenne 52 jours de congés par an. Ce chiffre est le plus faible à l’Université de Corse Pasquale Paoli (29 jours). À l’inverse, les agents des universités de Toulouse 2 Jean-Jaurès, de La Réunion et l’Université Polytechnique des Hauts-de-France ont 60 jours de congés par an.
Au total, le non-respect du temps de travail « a privé [les établissements] de 9,7 millions d’heures travaillées en 2022, soit l’équivalent de près de 6000 équivalents temps plein annuel travaillé ». Ce qui correspond à un déficit de 313,6 millions d’euros, calcule la Cour des comptes.
Pourquoi ?
La faute en partie à une circulaire ministérielle irrégulière du 21 janvier 2002, qui crée un cadre juridique « imprécis sur la nature des congés des personnels Biatss ». Résultat ? Un nombre annuel de jours de congés trop élevé couplé à une durée hebdomadaire de travail trop faible.
Un texte qui n’explique qu’à 61 % l’écart moyen de 140 heures avec la durée légale. En cause également : « des dispositifs retenus par les universités, le plus souvent au moment du passage aux 35 heures en 2002, pour mettre en œuvre le cadrage ministériel, qui excèdent bien souvent les dispositions de celui-ci et aggravent le déficit en temps de travail effectif », indique le référé.
Quelle marche à suivre ?
Pour éviter de mettre à mal une attractivité déjà en berne, la Cour estime que le retour aux 1607 heures annuelles des Biatss « devrait s’accompagner de mesures de compensation indemnitaire, qui pourraient être examinées notamment dans le cadre du chantier d’actualisation de la Loi de programmation de la recherche (2020) prévue en 2023 ».
Trois chantiers complémentaires sont avancés :
- inclure l’augmentation du temps de travail dans les contrats d’objectifs, de moyens et de performance (Comp) ;
- prendre avant fin 2024 un nouvel arrêté qui tienne compte des particularités de l’enseignement supérieur ;
- inscrire à l’agenda social du ministère, une trajectoire visant au respect de la durée légale du temps de travail.
Élisabeth Borne évoque un horizon à 2027
Dans sa réponse, Élisabeth Borne, indique partager les analyses de la Cour et annonce une concertation avec les syndicats. Mais déjà, Pierre Moscovici, président de la Cour des comptes, et Élisabeth Borne ne semblent pas s’accorder.
Pour le premier, la remise à plat du cadre juridique ministériel est indispensable « dans un délai raisonnable, soit avant la fin 2024 », alors que c’est pour 2027 que l’ancienne Première ministre envisageait l’abrogation de la circulaire de 2002.
Quel que soit le délai, c’est un objectif de réduction du nombre de jours de congés surnuméraires (qui varient de cinq à 15 jours par an selon les établissements) qui attend Sylvie Retailleau, la ministre de l’ESR.
Enfin, une modification réglementaire est prévue pour clarifier la nature des 20 jours de congés supplémentaires octroyés aux Biatss.
Quelques établissements ont entamé le dialogue
L’Urca bon élève
L’Université de Reims Champagne-Ardenne (Urca) est la seule à avoir un régime pratiquement conforme à la durée légale (1593 heures par agent par an). Pour atteindre cet objectif, elle a laissé deux options à ses agents. Ils ont ainsi pu décider de :
- réduire leurs jours de congés de 52 à 43 jours, en contrepartie d’une revalorisation indemnitaire équivalente à deux fois le montant prévu pour le rachat de jours de congés ;
- ou de conserver leurs 52 jours de congés sous un régime dérogatoire.
Tous les personnels nouvellement recrutés sont, eux, soumis à un régime de congés annuels à 43 jours et une durée journalière effective de 7,58 heures en format décimal. Pour financer cette revalorisation indemnitaire, l’université a puisé dans ses fonds propres. Un coût estimé à 1,7 million d’euros par année pleine.
D’autres établissements en chemin
Sont également citées : les universités de Lille, Bordeaux, Limoges, Montpellier et Toulouse 3 — Paul Sabatier. Certaines ont profité de la fusion des établissements précédents pour se rapprocher d’une régularisation.
« La situation s’est parfois aggravée à la suite des fusions d’universités, note cependant le référé. C’est le cas, par exemple, à l’Université Grenoble Alpes, avec une harmonisation des régimes sociaux effectuée sur la durée annuelle de travail la plus faible. »
Un chantier qui n’a pas lieu d’être, selon des syndicats
« Les établissements qui, dans la grande majorité des cas, respectent la réglementation en vigueur n’ont aucune raison d’ouvrir ce chantier », estime Alain Halère, secrétaire général du SNPTES-Unsa.
Christophe Bonnet, secrétaire fédéral du Sgen-CFDT, partage cet avis : « Tant que la circulaire de 2002 n’est pas abrogée par l’administration, elle est en vigueur. Pourquoi les établissements se lanceraient-ils dans des négociations périlleuses et coûteuses ? »
Les syndicats, qui n’ont pour l’heure pas reçu de nouvelles concernant une future concertation avec le ministère, rappellent que la circulaire tant critiquée par la Cour des comptes a été établie dans le respect de l’accord-cadre du 16 octobre 2001.
« Cet accord a été signé par des organisations syndicales, dont le SNPTES-Unsa et Jack Lang, ministre de l’éducation nationale. L’enseignement supérieur était, à cette époque, rattaché à ce ministère. Contrairement aux idées reçues, la loi transformation de la fonction publique n’a pas changé grand chose, à ce niveau », souligne Alain Halère.
Flou autour du temps de travail réel
« La Cour des comptes ne parle à aucun moment du temps de travail réel », remarque Christophe Bonnet. Or, pour les catégories A, il n’y a pas de notions d’heures supplémentaires. Elles ne sont donc pas déclarées.
Face à des personnels qui n’ont pas la montre en main, « personne n’a intérêt à compter les heures. Il n’est pas sûr du tout que des contrôles plus resserrés du temps de travail soient au profit des établissements », poursuit le secrétaire fédéral du Sgen-CFDT.
Alain Halère remet même en question les conclusions de la Cour des comptes. « Nous pensons que certaines données recueillies par la Cour des comptes sont fausses. Certains éléments constitutifs du temps de travail n’ont pas été pris en compte, ce qui peut expliquer ces écarts. »
Des évolutions qui ne seront pas sans coûts
Pour Christophe Bonnet, l’état financier des établissements du supérieur n’est pas pris en compte dans ce référé. « D’un côté, la Cour des comptes dénonce un déficit du temps de travail qui fait perdre de l’argent aux universités et en même temps, elle rappelle que les Biatss ne sont pas assez payés… comme si ces deux réalités n’étaient pas liées », observe Christophe Bonnet.
Il ajoute : « Il faut aussi avoir en tête que les établissements ne vont pas licencier, il y aura donc une augmentation du nombre d’heures de travail qu’il faudra financer en plus. »
Un déficit d’attractivité plus creusé encore
Alors que le MESR s’apprête à s’engager dans un chantier qui revient à proposer de travailler plus pour gagner plus, Christophe Bonnet est sceptique :
« Je ne suis pas sûr que cela corresponde aux aspirations des salariés aujourd’hui. La question de l’équilibre entre les conditions de travail et le salaire se pose très clairement. Dans les années 2000, les Biatss partaient avec plus de congés, un avantage qui a fondu avec la montée en puissance des RTT. Et ces mesures vont rogner encore davantage cet aspect-là. »
Une perte d’avantages qui risque de plomber plus encore une attractivité en souffrance dans le supérieur. « Nous avons l’impression que le temps de travail des Biatss est un sujet sur lequel le ministère avance à reculons, car la seule issue possible est d’augmenter l’indemnitaire. D’ailleurs, la Cour des comptes pointe que l’indemnitaire des personnels ingénieurs, techniques, de recherche et de formation (ITRF) est extrêmement bas », note le secrétaire fédéral du Sgen-CFDT.
Il ajoute : « Nous sommes souvent contactés par de potentiels candidats du privé qui ne comprennent pas le montant ridicule du salaire proposé. La mobilité entrante pour les responsables immobiliers ou informatiques est devenue pratiquement impossible. »
France Universités prudente également
Guillaume Gellé, président de France Universités et de l’Urca, prévient dans une lettre à Pierre Moscovici, le 30 octobre dernier : « Dans tous les cas, la mobilisation de recettes nouvelles est nécessaire pour accompagner le processus. Or, la non-compensation des mesures décidées par l’État obère les chances de poursuivre et de conduire à bonne fin le processus de normalisation engagé. »
Quant à l’inscription processus de mise en conformité du temps de travail dans les contrats d’objectifs, de moyens et de performances, l’association de présidents d’universités se dit « circonspecte » et redoute un alourdissement ainsi qu’un manque de visibilité.
Une circulaire qui concerne les personnels ITRF et ATSS de l’éducation nationale
L’abrogation de la circulaire ministérielle de 2002 aurait également pour incidence de modifier le temps de travail des personnels ITRF et personnels administratifs, techniques, sociaux et de santé (ATSS) de l’éducation nationale. « Ce qui augmentera le périmètre des mécontents. Dans les faits, cela reviendrait à dénoncer l’accord-cadre de 2001. Le SNPTES-Unsa y est totalement opposé », déclare Alain Halère.
Concepts clés et définitions : #Biatss ou bibliothécaires, ingénieurs, administratifs, techniciens, personnels sociaux et de santé