De l’informatique aux systèmes d’information : l’incroyable mue des DSI depuis les années 1990
Par Catherine Piraud-Rouet | Le | Équipements et systèmes d'informations
Depuis les années 1990, la fonction de directeur des systèmes d’information a connu une véritable révolution, passant de la simple gestion de serveurs à une prise en charge transversale de l’ensemble des problématiques des universités.
Campus Matin a demandé à trois d’entre eux, en toute fin de carrière ou en début de retraite, de dresser un bilan de ces dernières décennies, avec en toile de fond la montée en puissance continue d’internet et de la mise en réseau des établissements. Mais aussi de se projeter sur les enjeux des années à venir.
Ces trente dernières années, la fonction de directeur des services informatiques a suivi une trajectoire parallèle à l’évolution des technologies. À savoir, fulgurante. Première grande transition, à partir de la fin des années 1990 : le passage des centres de ressources informatiques (CRI), simples supports techniques très localisés, à une direction des services informatiques structurée et transversale, devant se concentrer sur les usages.
Des directions parties de rien dans les années 1990
Quand Serge Portella a intégré l’Université Aix-Marseille (AMU) en 1996, après un début de carrière dans le secteur privé en tant qu’ingénieur en électronique, il a ainsi dû constituer de toutes pièces un service informatique alors quasi inexistant. « Nous avons récupéré des personnes qui travaillaient de manière isolée sur les serveurs, éparpillées dans toute l’université, pour constituer progressivement une équipe », se souvient le directeur des systèmes d’information (DSI) de 63 ans, qui prendra sa retraite début 2023.
Sa première mission ? Numériser la faculté de médecine, puis mettre en place les réseaux informatiques au sein de l’établissement et constituer un parc de matériels pour que les personnels puissent se connecter, d’abord sur les applications de gestion, ensuite sur le web.
Même constitution de bric et de broc pour Yves Condemine, 62 ans. En retraite depuis septembre 2022, cet ancien DSI de l’Université Lyon 3, ex-président du Comité des services informatiques de l’enseignement supérieur et de la recherche (CSIESR), a passé ses premières années dans le supérieur - à l’Insa Lyon puis à Lyon 3 - à organiser la DSI. Il a fallu tout mettre en place, de A à Z.
De la technique pure aux solutions pour l’usager
L’évolution s’est aussi faite vers des solutions technologiques bien plus affûtées. A l’arrivée de Francis Forbeau, à La Rochelle Université (LRU), en 2005, après quatre ans au CNRS, les gros progiciels de gestion intégrée (ERP), monolithiques et coûteux, aux solutions descendantes et au champ d’action strictement interne, étaient encore la norme. « Les années qui ont suivi, la micro-informatique a pénétré cet environnement, avec des solutions désormais adaptables en fonction des organisations. Avec, à la clé, une bien meilleure prise en compte des besoins spécifiques de chaque usager », évoque le DSI de 64 ans, qui cessera son activité fin novembre 2022.
Au fil des ans, à partir des années 2004-2005 notamment, les DSI ont pris une transversalité et une importante stratégique croissante, en particulier avec la mise en place des premières plateformes Course management system (CMS) comme Moodle. En parallèle, on a glissé des directions informatiques vers des directions numériques.
« Des départements rassemblant l’ensemble des usages du numérique au sein d’une même structure : services informatiques traditionnels, pôle audiovisuel, pôle d’accompagnement à la pédagogie numérique… Une mutualisation qui facilite beaucoup la transversalité des projets et la lisibilité pour les utilisateurs », décrypte Yves Condemine.
La Covid, levier majeur de déploiement et d’innovation
La période Covid a constitué un autre virage majeur dans l’activité des DSI. « Le déploiement du télétravail a boosté l’appropriation rapide de solutions de travail à distance déjà présentes, mais jusqu’ici pas tellement utilisées », souligne Francis Forbeau. Tout en confrontant les DSI à une foule de problématiques nouvelles, notamment sur le plan de la cybersécurité externe. D’où une inflation des services dédiés. « Nous sommes passés en trois ans de quelques postes en télétravail à 1 300, rien que pour les personnels administratifs afin qu’ils puissent travailler en distanciel », pointe Serge Portella.
L’explosion du travail et des cours à distance est également allée de pair avec une remise à plat de la manière de concevoir les enseignements. « En mars 2020, nous n’avons fait, en réalité, que de la diffusion brute des cours, en audio ou vidéo, explique Yves Condemine. Devant les décrochages en masse des étudiants, nous avons dû repenser entièrement notre offre, en y adjoignant des outils de captation et de motivation (quizz, par exemple) pour rendre les cours digestes et maintenir des interactions fluides. »
Un périmètre d’intervention aujourd’hui tentaculaire
Des évolutions couplées avec une inflation de la taille de ces services : de quasiment personne à 175 collaborateurs aujourd’hui à AMU, de 25 à 50 à La Rochelle, d’une petite cinquantaine à 70 à Lyon 3… D’où une inflation des coûts, et pas seulement de personnels. « Côté technique, nous ne pouvons pas continuer à tout faire en interne, ce qui nous oblige à acquérir certaines solutions sur le marché, par exemple pour l’international ou pour la gestion de nos relations avec nos partenaires », expose Francis Forbeau. Les budgets ont suivi, plus ou moins facilement. « À La Rochelle, ils ont été facilement multipliés par 10 à 17, avec une croissance minimale de 20 % chaque année », précise-t-il.
Il fallait bien cela pour financer des missions aujourd’hui tentaculaires. Il n’est qu’à jeter un œil sur le catalogue des services numériques de La Rochelle Université pour se rendre compte de l’immensité de la tâche actuelle des DSI. « Nous comptons quelque 200 types de services numériques, pour 11 à 12 000 utilisateurs, qui doivent être opérants 24h/24 et 7j/7 », pointe Francis Forbeau.
Une multitude de services pour divers usagers
Parmi les services proposés par les DSI :
• Pour les personnels, des applications de gestion (RH, paie, comptabilité, élaboration des budgets…).
• Pour les étudiants, le montage et le suivi des plateformes pédagogiques, l’établissements des plannings des activités sportives ou culturelles, les cartes étudiants, le suivi de l’assiduité en cours…
• Pour les enseignants, une aide à l’élaboration et au développement des cours en ligne, une conciergerie numérique…
• Pour les chercheurs, des outils de valorisation des publications, l’organisation des colloques avec captation des séances et diffusion, la fourniture de processus de calcul pour les équipes en laboratoire…
La cybersécurité, l’obsession du DSI 2.0
Corollaire de cette omniprésence dans la vie des établissements : une volumétrie des données qui a explosé. Avec l’impératif d’en protéger la confidentialité. « La sécurité informatique est devenue une préoccupation au quotidien, car nous subissons des attaques en permanence, les plus pernicieuses ayant lieu la nuit ou le week-end, témoigne Francis Forbeau. Ce qui nous a parfois obligés à isoler des usagers ou des groupes dont les codes d’accès avaient été piratés, pour reconstruire le poste ou l’environnement de travail. »
Autre travail de titan : la prévention. « Nous devons sensibiliser un public de 100 000 usagers sur ce qu’il convient ou non de faire, par exemple ne jamais divulguer son mot de passe en ligne, afin d’éviter le phishing », précise Serge Portella.
Une mutualisation croissante des solutions
Plus question, pour un DSI, de travailler seul devant son écran, ni même avec ses seules équipes. Devant l’ampleur de la tâche, tant en matière de déploiement que d’innovation permanente, l’heure est résolument à la mutualisation entre établissements. C’est le cas, à La Rochelle, pour l’ERP* « maison » Cocktail, aujourd’hui déployé auprès de 70 universités et écoles d’ingénieurs en France. « Nous mutualisons aussi énormément de petites applications et services entre universités, pointe Francis Forbeau. Qui des cours en ligne, qui un système de gestion des cartes étudiants par signature électronique, qui une plateforme des stages étudiants… »
Notre DSI vit aussi ses derniers jours à la tête de l’association Esup portail, constituée en 2002 pour créer les environnements numériques de travail (ENT) et l’authentification unique à un panel de services personnalisables, aujourd’hui riche de 100 universités adhérentes.
Un profil métier plus dense et exigeant
En conséquence, le profil du DSI d’aujourd’hui et de demain n’a plus grand-chose à voir avec celui d’hier. « Les compétences requises dépassent largement la seule technologie. Il faut aussi être calé en gestion de projet, en gestion des RH, avec une vraie dimension relationnelle et une vision globale du travail fait dans les établissements », récapitule Yves Condemine. Ce qui implique un maillage étroit, tant horizontal que vertical.
« Nous collaborons au quotidien avec tous les services administratifs, notamment les services financiers, la gestion du personnel, les achats - aujourd’hui souvent dématérialisés - avec tous les services administratifs, avec la recherche pour la mise à disposition d’espaces de stockage, détaille Serge Portella. Et nous faisons des points réguliers avec les directions générales des services, les vice-présidents du numérique - nos n+1 - et la présidence, en association à l’ensemble des décisions stratégiques. »
Un recrutement qui promet d’être complexe
Quelles perspectives pour les années à venir ? Parmi les préoccupations régulièrement évoquées en réunion, les fortes tensions sur les recrutements. « Les salaires, trop peu attractifs par rapport au privé, entraînant des difficultés à recruter et un important turn-over. J’ai en permanence une quinzaine de postes en instance, sur tous les types de métiers », déplore Serge Portella.
Yves Condemine, qui a travaillé, au premier semestre 2022, sur le projet Include de Lyon 1, préfère mettre en avant, parmi les enjeux majeurs, l’approche inclusive de tous les apprenants tout au long de la vie, où qu’ils soient situés sur le territoire.
Quelles perspectives sur le plan personnel ?
Y a-t-il une vie dans le numérique après la DSI ? Oui, mais la plus limitée possible. S’ils n’excluent pas de se livrer, de manière ponctuelle à des missions d’expertise, nos trois interlocuteurs se projettent d’abord dans un recentrage sur leurs activités personnelles et leur vie familiale. En cause : un fort besoin de souffler.
« C’est un métier qui occupe beaucoup l’esprit et qui exige énormément de disponibilité, avec l’impératif d’une pratique permanente de la veille technologique », explique Francis Forbeau, qui passera le flambeau le 30 novembre prochain. Loin des claviers et des écrans, nos DSI se projettent avec bonheur dans une seconde vie, enfin « IRL* ».
Une fonction qui peine toujours à se décliner au féminin
Parmi les points d’achoppement sur la fonction de DSI, on trouve la place des femmes, toujours très limitée. « Sur 50 collaborateurs, je n’en compte que cinq, témoigne Francis Forbeau. Nous n’avons tout simplement pas de candidates. Je pense que l’image de l’informatique reste très mauvaise parmi elles : elles la voient comme un métier de geeks, de garçons introvertis… Il serait opportun de mieux les sensibiliser au fait que le numérique recouvre une bonne cinquantaine de métiers ! »
Yves Condemine pointe toutefois que la gent féminine occupe une place non négligeable aux fonctions de gouvernance. « Ma directrice générale a joué le rôle de directrice du numérique quand j’étais occupé à d’autres fonctions, une autre responsable de pôle était une femme… Et si l’on regarde la composition du conseil d’administration du CSIESR, on y trouve tout de même cinq femmes sur 14 membres », souligne-t-il.
*Enterprise resource planning, un type de logiciel que les entreprises utilisent pour gérer leurs activités quotidiennes.
**In real life, en français : « dans la vraie vie ».