Numérique

Faut-il bannir les PC des amphis… ou les amphis de l’ESR ?

Par Marine Dessaux | Le | Pédagogie

Des étudiants facilement déconcentrés et qui retiennent moins bien… C’est ce que reprochent des enseignants et études scientifiques aux ordinateurs portables omniprésents en cours et travaux dirigés. Campus matin a demandé à un directeur de la transformation digitale et à un enseignant qui interdit les PC en cours de partager leurs points de vue. S’ils ne s’accordent pas sur tout, ils arrivent à la même conclusion : ce sont les amphis dont il faut réellement se défaire.

Le remède au manque d’attention des étudiants : la pédagogie active, selon Anthony Hié. - © Freepik
Le remède au manque d’attention des étudiants : la pédagogie active, selon Anthony Hié. - © Freepik

Bannir les PC portables de l’enseignement supérieur : c’est que préconise Julien Damon, sociologue et enseignant à l’école des Ponts ParisTech et HEC, dans une tribune aux Échos publiée le 15 janvier 2024. En 2018, Olivier Esteves, professeur à l’Université de Lille, appelait déjà à « l’interdiction pure et simple de tout appareil connecté » dans Libération.

Cette décision jouerait en faveur d’une plus grande concentration des étudiants et leur permettrait de retrouver du temps de cerveau disponible.

Alors que les outils numériques pour la pédagogie et l’intelligence artificielle changent les pratiques sociétales et pédagogiques, est-il réellement envisageable de bannir les ordinateurs de l’enseignement supérieur ?

« Libérer les étudiants de leurs chaînes »

Ludovic Cailluet, professeur en management stratégique et doyen associé du Centre pour l’entrepreneuriat responsable de l’Edhec, a interdit l’utilisation des PC depuis son arrivée dans l’école de commerce, en 2016.

Ludovic Cailluet est professeur en management stratégique à l’Edhec. - © D.R.
Ludovic Cailluet est professeur en management stratégique à l’Edhec. - © D.R.

« Les étudiants sont l’objet de conflits d’attention, pas nécessairement parce qu’ils regardent des vidéos ou jouent en cours, mais parce qu’il y a souvent plusieurs choses en compétition dans leur emploi du temps. À l’Edhec, beaucoup ont une activité associative qui les oblige à répondre à des messages et des mails », rapporte-t-il.

Dès lors, « l’enjeu, c’est que les étudiants soient libérés de leurs chaînes et puissent être à ce qu’ils font dans le moment présent ».

Une restriction qu’il lève en fonction des besoins pédagogiques (utiliser l’IA, examiner un document pour éviter de l’imprimer, etc.) et qui ne cause pas de remous chez les étudiants. « Cela marche bien si vous expliquez pourquoi vous le faites. Ce n’est pas une punition », précise-t-il.

Une mesure qui peut être bien accueillie

Ludovic Cailluet regrette que l’interdiction des PC ne soit pas plus répandue. Il soumet une hypothèse : est-ce par peur des mauvaises évaluations que d’autres enseignants sont frileux à la mettre en place ? « Il y a une certaine pression des évaluations dans les grandes écoles, mais il ne faut pas penser que les retours sont plus positifs parce que vous caressez les étudiants dans le sens du poil ! »

Au contraire, certains pourraient même être reconnaissants d’une telle décision. « Beaucoup d’étudiants apprécient de pouvoir écouter au calme. Cela crée finalement une pression positive des pairs. » Une décision qui bénéficierait également aux enseignants :

« Je commence souvent les cours en mettant mon téléphone en mode avion, ce qui m’a fait prendre conscience d’une forme d’addiction à ces appareils connectés. »

Pour retenir l’attention des étudiants, faire appel aux outils numériques

Anthony Hié est directeur de la transformation digitale d’Excelia business school. - © Excelia
Anthony Hié est directeur de la transformation digitale d’Excelia business school. - © Excelia

« Ce ne sera pas possible d’aller à contre-courant du numérique alors que l’IA deviendra un compagnon au quotidien et dans l’entreprise. On se trompe de sujet : pour retenir l’attention des étudiants, il ne faut pas supprimer les PC, mais réinventer le modèle pédagogique avec plus de pédagogie active », estime Anthony Hié, directeur de la transformation digitale d’Excelia business school.

Plutôt que bannir les PC, il encourage à rendre les étudiants davantage partie prenante de leurs enseignements.

« En amphi, il faudrait être encore plus en interaction avec les étudiants, et cela se fait avec des outils numériques déjà éprouvés comme Klaxoon. »

Ces solutions digitales doivent permettre de « prendre la température tous les quarts d’heure » et, ainsi, réactiver l’attention. Une façon de procéder qui s’applique aussi aux évaluations : « Il faut passer progressivement des exercices et évaluations sommatives vers les évaluations formatives qui demandent plus d’activité aux étudiants », avance le directeur de la transformation digitale.

Être accompagné pour faire évoluer sa pédagogie

« Nous cherchons à créer les conditions de l’innovation pour permettre aux professeurs de préparer des cours plus innovants et éviter d’aller vers l’interdiction », expose Anthony Hié

Pour cela, Excelia a recruté un learning experience designer (en français : concepteur d’expérience d’apprentissage) à l’automne 2023. Un poste qui va au-delà du périmètre de l’ingénieur pédagogique : il assure l’accompagnement de l’enseignant dans la scénarisation d’un cours de pédagogie active et travaille sur l’expérience des apprenants.

Aller vers plus de numérique… pas uniquement sur les ordinateurs !

Anthony Hié incite à « utiliser les PC mais aussi les smartphones pendant le cours, ce qui permettra d’éviter que les étudiants soient divertis par d’autres sujets ». C’est d’ailleurs l’un des avantages d’utiliser un casque de VR ou d'enseigner via le jeu vidéo : le smartphone n’est pas une distraction, selon lui.

« Nous déployons sur le campus des balises qui permettent à notre application mobile de détecter dans quel contexte les étudiants se trouvent. Cela permet aux enseignants d’échanger avec la classe ou encore de valider les fiches de présence », illustre-t-il.

L’interdiction seule ne suffit pas à capter l’attention des étudiants

Pas une solution miracle !

Ludovic Cailluet est lui aussi persuadé que bannir les PC des cours ne suffit pas à capter l’attention des étudiants. « Bannir les PC n’est pas une solution miracle. Il faut avoir une pédagogie intéressante, bien gérer les temps, faire des pauses, varier les activités… et que les étudiants soient mis en action ! »

Finalement, en contrepartie de cette interdiction, il faut proposer un enseignement « intéressant et une bonne expérience étudiante ». L’enseignant fait appel à de la pédagogique inductive, qui incite les étudiants à converser en classe.

Une mesure qui ne peut pas s’appliquer à toutes les disciplines, notamment en sciences de l’informatique, mais qui se prête bien à la classe inversée. Les étudiants de Ludovic Cailluet travaillent sur des études de cas qu’ils ont déjà examinées avant d’arriver en TD.

Pour des cours avec plus de prise de notes manuscrites, la question se pose de fournir aux étudiants un PowerPoint ou un condensé des savoirs théoriques. « Nos étudiants viennent de classes prépa et sont donc habitués à taper sans clavier, mais la question se posera peut-être à l’avenir. »

Faut-il s’appuyer sur la recherche ?

Autre point en faveur de l’interdiction des PC en salle de classe : écrire à la main permettrait de mieux retenir qu’en tapant sur un clavier. C’est ce que conclut notamment une étude de l’Université des Sciences et Technologies de Norvège (janvier 2024).

Se méfier des neuromythes.

Un argument avancé par l’auteur de la tribune, Julien Damon, et Ludovic Cailluet. Anthony Hié, lui, met en garde : « Il faut se méfier des neuromythes. Beaucoup disent que la jeune génération est celle des zappeurs, mais quand les jeunes suivent des séries, par exemple, ils peuvent passer des heures à regarder. »

Le directeur de la transformation digitale souligne que si l’écriture manuscrite aide effectivement à mieux retenir, c’est parce qu’elle sollicite plus les sens, ce qui permet de mieux ancrer les informations. Or, avec une expérience immersive digitale, ces derniers sont encore plus stimulés en raison de « l’aspect sonore, spatial et parfois même le toucher ».

« Si l’on veut vraiment bannir les PC, alors autant sortir du campus. Un des enseignants d’Excelia emmène les étudiants dehors et enseigne les sciences cognitives en marchant de Nantes jusqu’à l’île de Ré ! »

Empêcher les étudiants de regarder des séries, c’est possible !

Pour empêcher les étudiants de regarder des séries ou de jouer à des jeux en ligne durant les cours, d’autres formes de contrôle existent et sont même déjà en place dans certains établissements. À Excelia, pour les examens qui nécessitent d’utiliser un ordinateur, un firewall bloque l’accès à certaines ressources numérique, notamment l’intelligence artificielle.

Interdire les PC vs bannir les amphis !

Même avec deux approches différentes du recours aux objets connectés, Ludovic Cailluet et Anthony Hié se rejoignent sur l’importance d’une scénarisation pédagogique poussée des enseignements, à l’opposé des cours magistraux sans interaction.

Tous deux concluent leur propos avec une même question : « Est-ce que ce sont les PC ou les amphis qu’il faut bannir ? »