Numérique

Le jeu vidéo pour remplacer le cours magistral ? C’est possible et on vous dit comment !

Par Marine Dessaux | Le | Pédagogie

Apprendre à maîtriser la mécanique vibratoire sans cours magistral, mais grâce à des séances de jeu vidéo encadrées : c’est l’ambition de Jean-Luc Dion, professeur de physique à Isae-Supméca. Il a obtenu 220 000 € pour The Vibs développé avec la start-up Resolve Studio dont l’ambition est de repenser le jeu sérieux pour un usage pédagogique dans le supérieur.

L’objectif de Jean-Luc Dion est de transmettre les connaissances directement par le jeu vidéo. - © M. Dessaux
L’objectif de Jean-Luc Dion est de transmettre les connaissances directement par le jeu vidéo. - © M. Dessaux

C’est lors de la crise covid que Jean-Luc Dion, professeur des universités en physique à Isae-Supméca, école d’ingénieurs située à Saint-Ouen en région parisienne, constate que l’enseignement à distance pour ses cours de mécanique vibratoire, est un échec. « Au moment de l’évaluation, ça a été la douche froide », raconte-t-il.

Après la reprise en présentiel, il observe un déficit généralisé de l’attention en cours magistral, notamment en raison des nombreuses distractions qu’offrent ordinateurs et smartphones.

Il s’interroge alors : comment transmettre des savoirs à l’aide des outils numériques ? Il pense d’abord au court-métrage, mais regrette la passivité des étudiants. Finalement, c’est à Noël 2021, que « l’idée de faire un jeu vidéo a émergé ». C’est ainsi qu’est né « The Vibs ».

Un travail de concert avec de jeunes diplômés d’école d’ingénieurs

À l’aide de quelques crédits de recherche qu’il possède déjà, il lance un appel d’offres et se rapproche de jeunes Lyonnais, d’abord travailleurs indépendants. Ils sont trois : Jérôme Dambraine, Thibault Dion, tous deux ingénieurs, et William Simon, graphiste. Comme ils se lancent, ils acceptent d’abord de se « payer au lance-pierre », se remémore Jérôme Dambraine. Début 2023, ils se structurent en start-up edtech dédiée au supérieur : Resolve Studio.

« Nous nous sommes lancés dans l’aventure en créant des tableaux. Nous avons présenté un pilote de trois niveaux à la Région Île-de-France qui nous a suivis à hauteur de 130000 € », rapporte Jean-Luc Dion.

De premiers essais qui, avec l’évolution des compétences de chacun, sont apparus « tellement mauvais qu’on les a jetés depuis » !

Une première dans l’univers des serious games français

Jean-Luc Dion est professeur des universités en physique à Isae-Supméca. - © M. Dessaux
Jean-Luc Dion est professeur des universités en physique à Isae-Supméca. - © M. Dessaux

« Ce projet est innovant, car personne ne s’est encore lancé dans le serious game pour les sciences de l’ingénieur. Cela demande une grande créativité pour faire passer la compétence par le gameplay. Nous avons vraiment démarré dans la douleur », retrace Jean-Luc Dion.

L’enseignant-chercheur a dû remettre à plat toute sa séquence pédagogique pour la segmenter en 70 compétences, réparties en sept grands chapitres. Une démarche « indispensable ».

« Au début, les compétences étaient mal définies, la marche à franchir était trop grande ce qui a créé un phénomène de rejet du jeu », développe-t-il.

Le jeu vidéo doit à terme être composé de 70 niveaux, un par compétence. « Nous en sommes actuellement à une trentaine, l’objectif est de finir cette année », indique le professeur.

L’ambition est de faire passer toute la promotion de deuxième année de cycle ingénieur, soit 150 élèves par an, sur cet enseignement unique en son genre.

Une hybridation progressive

Durant l’année universitaire 2022-2023, un quart de cet enseignement se déroulait sur le jeu vidéo. Cette année, c’est la moitié. « L’objectif est de passer à 80 % l’an prochain, c’est-à-dire supprimer complètement les heures en amphithéâtre au profit des travaux dirigés (TD) et conserver 20 % de travaux pratiques (TP). L’intégralité des connaissances sera transférée par le jeu », explique Jean-Luc Dion.

Les chapitres de The Vibs sont ancrés dans sept lieux différents, dont le Louvre. - © M. Dessaux
Les chapitres de The Vibs sont ancrés dans sept lieux différents, dont le Louvre. - © M. Dessaux

Au total, 20 heures de classe ont été retravaillées par rapport au jeu, sur lequel les étudiants passeront 30 heures au total. Jean-Luc Dion exclut un usage en totale autonomie : « Les étudiants ont besoin de quelqu’un qui les aide et avec qui refaire un topo de ce qu’ils ont appris. »

S’il ne devient pas totalement superflu, l’enseignant-chercheur transforme une partie de ses heures de cours magistraux en TD qui sont en théorie moins bien payés.

« Je suis en train de scier la branche sur laquelle je suis assis, admet-il en souriant. Nous avons un accord avec la direction : je ne suis pas payé pour le développement, certes, mais mes heures d’enseignement restent comptées comme avant. »

Évaluer dans le jeu

Aujourd’hui, l’évaluation garde un format classique. Jean-Luc Dion a pu y observer de très bons résultats : « Cinq élèves ont eu 20/20 l’an dernier, ils m’ont dit s’être beaucoup entraînés sur le jeu. »

Il souhaite désormais réaliser ce contrôle via le jeu vidéo. Jérôme Dambraine, développeur de jeu vidéo à Resolve Studio précise : « Nous analysons le joueur tout au long de son parcoursnous savons s’il a validé un passage dès la première fois ou s’il s’y est pris à dix fois avant d’y arriver. »

Pour l’instant, cette information n’est pas utilisée pour l’évaluation. De même, à la fin de chacun des sept chapitres, il y a un test qui n’est donné qu’à titre indicatif. « Il nous faut maintenant créer un examen qui rassemble tout ce qui a été appris », se projette le développeur.

Financement

En plus des 130000 € de la Région Île-de-France, Isae-Supméca vient d’obtenir de nouveaux co-financements : de la communauté d’agglomération Plaine commune à hauteur de 200000 € (financé par le fonds européen de développement régional) et de l’appel à manifestation d’intérêt « Compétences et métiers d’avenir » de l’Agence nationale de la recherche (ANR) de 450000 €.

Une somme totale qui dépasse le budget de réalisation pour The Vibs, estimé à 220000 €. Les crédits restants seront dédiés à l’enseignement de matières scientifiques sous forme de jeu vidéo, notamment sur l’aéronautique.

Le coût du jeu vidéo reste « bien en deçà du prix du marché qui s’élève aux alentours de 800 € la minute », informe Jérôme Dambraine. Pour The Vibs, qui durera entre 20 et 30 heures selon la rapidité du joueur, la facturation tournera entre 183 € et 122 € la minute de jeu. Isae-Supaero doit compter dans son budget le coût de la maintenance technique dans le temps.

Le serious game en pédagogie : éviter les pièges du jeu vidéo classique

Le secret d’un jeu vidéo pédagogique qui fonctionne ? Pour Jérôme Dambraine, il ne faut pas chercher à « mettre trop d’éléments du jeu classique dans un serious game ». Une erreur rectifiée au cours du développement :

« En permettant de se déplacer avec un personnage, nous nous sommes rendu compte que les étudiants passaient trop de temps à ne pas apprendre. Alors nous nous sommes concentrés sur la satisfaction. »

Un sentiment qui encourage l’utilisateur à continuer de jouer. « Il y a plein de techniques pour rendre les interactions plus satisfaisantes, comme l’introduction d’un parcours de récompenses qui donne la sensation de progresser. Utiliser du vert ou des étoiles pour valider un choix correct : cela parle directement à notre cerveau. »

Les jeux courts et dynamiques, plébiscités sur les smartphones, ne conviennent pas à la transmission d’informations, constate l’équipe de Resolve studio. « Nous avons eu des retours mitigés sur de micro-exercices quand d’autres formats moins novateurs plaisaient », dit Jérôme Dambraine.

Après avoir lu des ouvrages sur le jeu vidéo en pédagogie, il estime que c’est « l’essai-erreur qui a le plus aidé ». L’équipe a pu s’adapter grâce aux retours transmis via l’outil de débogage en ligne.

The Vibs a été développé par Resolve Studio. (L’équipe de Resolve Studio et Jean-Luc Dion.) - © M. Dessaux
The Vibs a été développé par Resolve Studio. (L’équipe de Resolve Studio et Jean-Luc Dion.) - © M. Dessaux

Un bon accueil des élèves

Que pensent les étudiants de cet enseignement par le jeu vidéo ? Pour Pénélope, en première année de cycle ingénieur, « le jeu est une plus-value par rapport au cours magistral. Il aide vraiment à comprendre comment utiliser les formules. La fiche de cours incluse dans les niveaux aide à faire le lien entre la théorie et les exercices. »

Pour son camarade Diogo, qui « apprend beaucoup grâce au jeu vidéo depuis très jeune », l’avantage est de pouvoir « apprendre sans ouvrir de livre ».

Tous deux ne partagent pas la même opinion de l’impact sur la concentration : « Il est plus facile de rester concentré grâce au côté ludique », estime Pénélope quand Diogo retrouve « une concentration équivalente qu’un TD normal ».

Vers un projet global autour des sciences de l’ingénieur ?

L’objectif final de Jean-Luc Dion est de diffuser gratuitement son jeu vidéo. Il l’a déjà fait tester à deux collègues « assez enthousiastes ». Grâce aux financements reçus (voir encadré), il souhaite constituer une équipe plus importante, notamment un doctorant en sciences de l’éducation « pour avoir une analyse critique méthodologique ».

Son rêve ? « Réaliser un gros projet de jeu vidéo à plusieurs millions d’euros qui couvre l’ensemble des sciences de l’ingénieur. »

Resolve Studio

La jeune start-up Resolve Studio a bénéficié du soutien de Novacité, l’incubateur de la Chambre de commerce et d’industrie de Lyon, et du dispositif de financement des jeunes entreprises innovantes en Auvergne-Rhône-Alpes, Start’Up & Go, pour se lancer. 

Son équipe mise sur ses connaissances en mécanique et électrotechnique pour « aborder assez facilement la majeure partie du programme des écoles d’ingénieurs », rapporte Jérôme Dambraine. Ainsi qu’une direction artistique forte là où la majorité des serious games ont un design épuré et représentent les locaux d’une entreprise.

Les fondateurs de Resolve Studio veulent conquérir les établissements d’enseignement supérieur avant de s’adresser aux entreprises « dans un second temps ». Et travaillent d’ores et déjà sur un second projet au sein d’Isae-Supméca autour de la supply-chain.

La société aimerait implémenter l’intelligence artificielle dans ses jeux pour proposer un assistant qui aide les étudiants. « Mais il faut que l’IA soit bien calibrée et n’en dise pas trop, et qu’elle ait une compétence technique poussée », explique le développeur de jeu vidéo. Un projet à long terme donc !