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« L’approche par compétences est un outil de dialogue entre le monde professionnel et l’université »

Par Marine Dessaux | Le | Pédagogie

Lorsqu’elles ont commencé à travailler ensemble, Anita Messaoui et Chrysta Pélissier, deux enseignantes-chercheuses en IUT, ne s’attendaient pas à l’effet « boule de neige » qui les a conduit à écrire Vers l’approche par compétences  : théories et pratiques pour l’enseignement supérieur. L’ouvrage parait ce 28  mars 2024. Du cadre théorique au terrain, en passant par la gouvernance universitaire, elles interrogent les acteurs de cette transformation pédagogique.

Bénéficier d’un accompagnement institutionnel est important, estime Anita Messaoui - © Université de Montpellier
Bénéficier d’un accompagnement institutionnel est important, estime Anita Messaoui - © Université de Montpellier

À partir de 2026, toutes les formations du supérieur devront intégrer l’approche par compétences (APC). Un modèle pédagogique déjà mis en œuvre depuis septembre 2021 dans les instituts universitaires technologiques (IUT).

Source d’inspiration et de réflexions, l’ouvrage Vers l’approche par compétences  : théories et pratiques pour l’enseignement supérieur (Presses des Mines, 2024) donne la parole aux acteurs de cette transformation.

Ses autrices, Anita Messaoui, maîtresse de conférences en sciences de l’éducation et de la formation à l’IUT Montpellier-Sète et Chrysta Pélissier, maîtresse de conférences en sciences du langage et sciences de l’éducation à l’IUT de Béziers, répondent à Campus Matin.

Anita Messaoui est maîtresse de conférences en sciences de l’éducation et de la formation à l’IUT Montpellier-Sète. - © D.R.
Anita Messaoui est maîtresse de conférences en sciences de l’éducation et de la formation à l’IUT Montpellier-Sète. - © D.R.

Comment est né cet ouvrage ?  

Anita Messaoui : Nous avons commencé à travailler sur le portfolio de compétences dans nos IUT à partir de septembre 2021. En voyant la difficulté des équipes autour des questions de l’approche par compétences, nous avons estimé qu’il serait utile de publier un ouvrage qui donne à voir ce qui existe en la matière dans les IUT et qui fournisse aux collègues une source d’inspiration de pratiques pédagogiques. Au fil de projet, nous avons eu envie d’intégrer des études sur le déploiement en cours de l’approche par compétences dans les universités et envisagé de proposer des retours d’expériences issus notamment des écoles d’ingénieurs. 

L’ouvrage est divisé en trois parties  : une présentation de cadres théoriques variés, une partie sur la gouvernance universitaire dans le déploiement de l’approche par compétences, et ministérielle pour la conduite du changement et enfin des retours d’expérience en lien avec des pratiques pédagogiques, afin de donner des éléments à tous les acteurs impliqués dans l’approche par compétences. 

Beaucoup d’interlocuteurs, aux profils très divers, sont intervenus. Pourquoi ce choix ? 

Chrysta Pélissier : C’était un élément important pour nous. L’approche par compétences ne peut pas être menée par un seul et même acteur. Elle implique les enseignants, mais aussi les ingénieurs pédagogiques, les responsables de parcours et les instances administratives universitaires.

Nous tenions par ailleurs à avoir des regards de plusieurs pays (Suisse, Canada…) et des cadres de références très divers pour permettre aux collègues de s’approprier l’approche par compétences à leur rythme selon une approche personnelle. 

Pouvez-vous en citer quelques-uns  ? 

Chrysta Pélissier : Parmi les interlocuteurs, l’ouvrage interroge notamment Farid Houache, qui travaille sur la certification professionnelle pour le Groupe des industries métallurgiques. Il explique en quoi l’approche par compétences est un outil de dialogue entre le monde professionnel et l’université. Il souhaite que les professionnels « passent les murs » de nos universités, échangent sur leurs besoins et interviennent au-delà de l’encadrement des stages.  

Anita Messaoui : Nous avons également recueilli le témoignage d’Anne-Marie Hinault, chargée de mission formation tout au long de la vie auprès de la Direction générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle (Dgesip). Elle présente la mise en œuvre de la réforme des IUT telle qu’elle l’a vécue en tant que présidente de l’assemblée des chefs de département du BUT techniques de commercialisation. Elle raconte notamment avoir tout de suite estimé qu’il serait intéressant de donner plus d’autonomie dans ce processus d’appropriation de l’approche par compétences et partage sa volonté de créer des plateformes de ressources documentaires et pédagogiques communes. 

Il y a aussi Hélène Le Brun, présidente de TransiSup, qui accompagne les acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) dans l’intégration des enjeux socioécologiques au sein de leurs formations. Il était intéressant d’avoir son point de vue à la fois en tant que professionnelle et ancienne enseignante sur les enjeux climatiques à l’IMT d’Alès.

Elle relève également plusieurs recommandations pour pérenniser cette démarche au sein d’un établissement, comme la concertation entre enseignants de sciences humaines et sociales (SHS) et de spécialités en école d’ingénieurs. 

Y a-t-il des établissements en pointe sur le sujet de l’approche par compétences dont il serait intéressant de s’inspirer ? 

La réussite de l’approche par compétences est corrélée au territoire économique local.

Anita Messaoui : Il n’y a pas vraiment d’établissement dont l’approche puisse être donnée en exemple, car il n’y a pas de recette miracle. Il faut penser les changements sur le temps long et prendre en compte, pour chaque établissement, son contexte.

Les facteurs de réussite de la mise en place de l’approche par compétences sont fortement corrélés au territoire économique local et à la diversité de ses acteurs. Un point important est de bénéficier d’un accompagnement institutionnel. L’approche par compétences se déploie en équipe, en ne laissant personne sur le bord du chemin.  

Quelles sont les pistes pour mettre en place l’approche par compétences pour de grandes cohortes ? 

Chrysta Pélissier : Effectivement, on ne gère pas de la même manière des promotions de 20 à 150  étudiants en IUT et une promotion de 2 000 étudiants en licence à l’université ! S’adresser à de grands groupes d’étudiants interroge l’approche par compétences dans ses modalités d’apports qui se veulent propres à chacun. La normalisation sera envisagée dans le temps, à partir des retours d’expérience. 

Dans ce contexte, l’ingénieur pédagogique est une personne-ressource qui peut accompagner les enseignants, les étudiants et les professionnels.

Dans l’approche par compétences, l’évaluation se fait au moyen d’un portfolio que l’étudiant fait évoluer. - © Freepik
Dans l’approche par compétences, l’évaluation se fait au moyen d’un portfolio que l’étudiant fait évoluer. - © Freepik

Quid de l’évaluation ? 

Anita Messaoui : L’évaluation est un exercice qui semble de premier abord très chronophage, en particulier pour le portfolio de compétences. Pour favoriser sa mise en place dans toutes les formations du supérieur, il est important que l’université soit prête à mobiliser du temps d’accompagnement, des acteurs formés comme les ingénieurs pédagogiques et envisage une certaine souplesse dans la mise en œuvre. 

Chrysta Pélissier : Dans l’approche par compétences, l’évaluation se fait par étapes et constitue un va-et-vient constant entre les enseignants, les étudiants et les professionnels. Le but de l’approche par compétences n’est pas de distribuer des notes, mais d’apporter des critiques constructives pour l’étudiant dans l’appropriation de ses compétences. 

Plusieurs outils de gestion des compétences sont en train d’apparaître, facilitant la démarche d’écriture du portfolio, l’évaluation ou encore la valorisation des activités menées par l’étudiant en vue d’une recherche de stage ou d’une insertion professionnelle.  

Les outils numériques permettent-ils de faciliter la mise en place de l’approche par compétences ? 

Chrysta Pélissier est maîtresse de conférences en sciences du langage et sciences de l’éducation à l’IUT de Béziers. - © Presse des Mines
Chrysta Pélissier est maîtresse de conférences en sciences du langage et sciences de l’éducation à l’IUT de Béziers. - © Presse des Mines

Chrysta Pélissier : Éric Giraudin, directeur de projet du volet ESR du programme Avenir(s), nous a accordé une interview pour présenter le constructeur de portfolios Karuta, disponible en open source. Il existe aussi la plateforme ChallengeMe qui permet de mettre en place une évaluation par les pairs.  

Anita Messaoui : Cependant, les outils numériques ne sont pas LA solution. Ils peuvent poser un cadre très riche, mais imposer par ailleurs une rigidité qui peut ne pas convenir à toutes les pratiques pédagogiques universitaires. Créer son portfolio digital avec un outil peut vite devenir une usine à gaz. D’autant que, si l’étudiant ne l’a pas construit lui-même, il est plus compliqué pour lui d’y donner du sens et donc de l’intégrer dans sa recherche de stage ou d’emploi.   

Quelles sont les limites identifiées ? 

Anita Messaoui : Il y a beaucoup de limites à l’approche par compétences que pointe cet ouvrage. Mais l’enjeu est de montrer comment les gens vont au-delà de ces limites. L’évaluation est une des limites importantes. Les retours d’expérience montrent comment sur le terrain, les acteurs ont mis en place des outils techniques, mais aussi méthodologiques. 

Chrysta Pélissier : Ce livre ouvre sur des possibles de mises en œuvre de l’approche par compétences. Un des enjeux de l’ouvrage était de donner envie à des collègues de faire, d’essayer ou tout simplement d’échanger sur des envies de pratiques nouvelles.  

Je crois plus à l’effet boule de neige par le bouche-à-oreille, qu’à l’action d’une instance supérieure, ministérielle. Les IUT représentent peut-être le premier flocon ! 

Où en sera l’approche par compétences, selon vous, dans dix ans ? 

« Vers l’approche par compétences » paraît le 28 mars 2024. - © Presses des Mines
« Vers l’approche par compétences » paraît le 28 mars 2024. - © Presses des Mines

Chrysta Pélissier : Dans dix ans, j’espère que l’approche par compétences sera largement déployée et que les difficultés seront derrière nous. Une deuxième mouture de l’approche par compétences est prévue pour les IUT à la rentrée 2027.

Cela pourrait être un prétexte pour expliciter les problématiques rencontrées par tous les acteurs impliqués et réfléchir ensemble à la façon dont nous pouvons aujourd’hui diffuser cette approche au sein de tous les IUT, mais aussi des universités. 

Anita Messaoui : En effet, l’enjeu est de taille. Les formations ne seront plus validées si elles n’intègrent pas l’approche par compétences à partir de 2026. Certaines, comme l’Université Clermont Auvergne, ont déjà commencé ce chantier. 

Nous pouvons espérer qu’il y ait, d’ici à dix ans, une bien meilleure compréhension de l’approche par compétences dans ses objectifs et ses méthodologies de déploiement. Comme ça a été le cas au Québec  : l’approche par compétences a été introduite au début des années 90 et elle est maintenant complètement intégrée. 

Chrysta Pélissier : J’aimerais bien que nous refassions cet ouvrage dans 10 ou 15 ans avec des résultats scientifiques, avec les retours de pratiques, mais surtout des témoignages d’étudiants ayant été formés dans le cadre des BUT, afin d’accompagner les futurs collègues et peut-être même fournir une boîte à outils technologique et méthodologique aux enseignants, aux étudiants et aux accompagnants de cette approche. 

J’espère que l’ESR sera porteur de mutualisation, de partage !

J’espère en tout cas qu’à cette échéance, il n’y aura plus de doutes ni de critiques (même si je le sais, il y en aura toujours). Que l’ESR sera porteur de mutualisation, de partage, de documentation et d’explicitation de points de vigilance afin que chacun soit plus à l’aise sur cette approche !