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Transformation pédagogique : « Il existe plutôt des initiatives individuelles que d’ampleur »

Par Marine Dessaux | Le | Pédagogie

La transformation pédagogique figure-t-elle plus dans les discours que dans les faits ? Maëlle Crosse, autrice de l’ouvrage issu de sa thèse Transformation des pratiques pédagogiques dans l’enseignement supérieur (août 2023), observe plus d’initiatives individuelles que de dynamiques collectives. Or, le collectif est précisément l’ingrédient manquant pour les changements d’échelle qu’ambitionnent des projets nationaux comme les Nouveaux cursus à l’université ou les Démonstrateurs numériques dans l’enseignement supérieur.

Maëlle Crosse regrette un manque de dynamique collective en matière d’innovation pédagogique. - © Conférence des présidents d’université - Université de Franche-Comté
Maëlle Crosse regrette un manque de dynamique collective en matière d’innovation pédagogique. - © Conférence des présidents d’université - Université de Franche-Comté

Maëlle Crosse est responsable du volet recherche du projet lauréat de Nouveaux cursus à l’université (NCU), Ide@l, à l’Université Rennes 2. Elle accompagne la conduite de recherches participatives dans le domaine de la pédagogie universitaire et épaule notamment les acteurs qui ne sont pas habitués à la rédaction académique en pédagogie universitaire, qu’ils soient enseignants, étudiants ou personnels de soutien.

Pour Campus Matin, elle présente les grandes conclusions de sa thèse et dresse un panorama de ce qui manque et pourrait être amélioré pour pousser plus loin la transformation pédagogique dans l’ESR.

Pourquoi vous êtes-vous lancée dans une thèse sur la pédagogie dans l’ESR ?

Maëlle Crosse : C’est une curiosité intellectuelle et un besoin de développement professionnel qui m’ont amené à faire de la recherche. Une fois dans la thèse, j’ai pris goût à la recherche. C’est en partie pour cela que je me suis intéressée à mon poste actuel qui a une dimension scientifique.

Quel en a été votre constat majeur ?

Même si nous parlons beaucoup de transformation pédagogique, il existe plutôt des initiatives individuelles que d’ampleur — alors que c’est l’un des objectifs de plusieurs appels à projets nationaux, dont Nouveaux cursus à l’université, lancé à partir de 2017.

Maëlle Crosse estime qu’il faudrait plus de lien au sein de l’université pour porter la transformation pédagogique. - © D.R.
Maëlle Crosse estime qu’il faudrait plus de lien au sein de l’université pour porter la transformation pédagogique. - © D.R.

Je formule donc l’hypothèse qu’il faut davantage de lien entre les différentes entités à l’intérieur de l’université. Tout le monde travaille à son niveau à la transformation pédagogique, mais il manque une dynamique d’ensemble.

La transformation pédagogique repose beaucoup sur la capacité des gouvernances à soutenir ces dynamiques collectives. Ce qui est compliqué pour elles qui sont prises dans une tension liée à des projets écrits avec un petit nombre de personnes et centrés sur les résultats. Car finalement les gouvernances et rédacteurs de projets écrivent ce qu’ils savent qu’on attend d’eux.

Le processus d’accompagnement au changement  n’est pas suffisamment pris en compte, or ce qui est écrit dans un projet n’est jamais réalisable tel quel, cela évolue. C’est pourquoi il faut accompagner les enseignants, les services de soutien, mais aussi les étudiants à travailler autrement.

Quelles sont les difficultés que rencontrent les gouvernances dans l’accompagnement à la transformation pédagogique ?

Il est complexe pour la gouvernance de se situer entre ces projets — pour lesquels elle doit rendre des comptes — et une démarche d’accompagnement au changement. Les initiatives doivent venir du terrain. Or, les gouvernances ne sont généralement pas formées à ce type de leadership.

Une des perspectives serait d’accompagner les gouvernances dans leur ensemble sur ce point  : les présidents d’universités comme les directeurs d’UFR. Nous avons besoin de relais ascendants et descendants.

Quel rôle ont à jouer les enseignants ?

En étant centré sur les objectifs à atteindre, on a tendance à ne pas vraiment voir ce que font les enseignants. Or, tous les enseignants que j’ai interrogés lors de ma thèse sont dans des dynamiques d’évolution de leurs pratiques.

Il y a une dynamique d’évolution, peu visible.

L’image qui revient souvent est celle d’enseignants qui ne veulent pas prendre part à la transformation pédagogique, mais je nuance cela  : il y a une dynamique d’évolution, peu visible, qui ne correspond pas forcément aux attentes, mais qui existe.

Pour amener la transformation pédagogique, il faut soutenir ce qui vient du terrain. Seulement, pour faire ce travail, la présidence ou les vice-présidences n’ont pas les ressources nécessaires. Mettre en place un relais peut être une solution.

À qui pourrait revenir ce relais ? Les ingénieurs pédagogiques ?

En France, l’équipe pédagogique n’existe pas vraiment

Nous savons finalement très peu de ce qui se fait dans les départements. Les ingénieurs pédagogiques ont également peu de visibilité. Je ne sais pas si c’est un rôle à créer, mais il faudrait un référent à l’intérieur de chaque département, qui soit un pair enseignant.

Il faudrait aussi pouvoir développer une dynamique de réseau au sein de l’université. En France, l’équipe pédagogique n’existe pas vraiment, il faudrait pouvoir lui donner vie.

Que manque-t-il pour accompagner et porter la transformation pédagogique en France ?

Il faudrait que l’importance de la pédagogie soit reconnue. Des choses évoluent  : l’apparition du congé pour projet pédagogique, la formation des nouveaux maîtres de conférences…

Nous n’arrivons pas à prendre de la hauteur à cause d’un système qui souffre d’une situation économique compliquée dans laquelle les acteurs passent leur temps à courir.

Résultat  : on ne prend pas le temps de questionner le système dans son ensemble. L’un des enjeux majeurs est d’avoir un espace pour travailler en profondeur, qui ne soit pas au niveau de l’établissement, mais peut-être du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche (MESR) ou de l’Agence nationale de la recherche (ANR).

Pourquoi le congé pour projet pédagogique ne fonctionne pas bien selon vous ?

Il marche mal, car il est construit de manière individuelle, ce qui a tendance à mettre à mal les collègues qui doivent récupérer les heures d’enseignement. Pour travailler sur plusieurs sujets en parallèle, les enseignants s’épuiseraient moins s’il y avait une dynamique d’équipe pédagogique.

Comment doit fonctionner ce partage des responsabilités ?

La responsabilité doit être partagée auprès d’une grande variété d’acteurs. Pour cela, les analyses doivent être faites dans un contexte donné  : chaque établissement doit se demander comment travailler au mieux avec sa communauté.

Il faut formaliser la responsabilité de chacun  : quel est son rôle ? Quelles sont les limites ? Je n’ai pas connaissance d’une démarche de formalisation dans le cadre de NCU, mais ces projets ont beaucoup questionné les services et amené un certain décloisonnement.

Vous dites remarquer des personnes qui se situent dans un entre-deux  : en désirant et tentant d’éviter le changement à la fois. Pourquoi ela arrive-t-il ?

« Transformation des pratiques pédagogiques dans l’enseignement supérieur » a remporté le prix scientifique de l’Harmattan. - © L’Harmattan
« Transformation des pratiques pédagogiques dans l’enseignement supérieur » a remporté le prix scientifique de l’Harmattan. - © L’Harmattan

C’est un phénomène psychologique qui arrive à tous les niveaux. Il y a une illustration célèbre à ce sujet  : une personne demande à un groupe qui est pour le changement, tout le monde lève la main, mais quand elle demande qui veut changer, plus personne n’est partant.

J’ai pu observer dans mes entretiens une conscience partagée du besoin de changement. Malgré tout, un bon nombre de personnes ont ce réflexe psychologique de détourner la responsabilité sur l’autre. Ce qui est naturel, car reconnaître qu’on est responsable de l’absence de changement, c’est très difficile.

Il y a vraiment un enjeu d’instaurer une responsabilité réciproque où chacun reconnaît sa responsabilité à son niveau et sait que l’autre assumera la sienne, parce que cela a été formalisé.

Le travail de formalisation permet de montrer que les acteurs de l’université ne sont pas seuls, que chacun souhaite bien faire son travail et fait de son mieux.

Quels sont les réseaux dédiés à la pédagogie avec lesquels vous travaillez ?

Je travaille beaucoup en réseau. Au début de ma carrière, plutôt du côté de l’Association nationale des services Tice et audiovisuels (Anstia), puis je me suis plus approchée de l’Association internationale de pédagogie universitaire (Aipu). Je suis par ailleurs dans le réseau NCU et dans le comité de rédaction de la Revue Études & pédagogies.

Au niveau régional, il existe des dynamiques de développement professionnel et d’échange de pratiques. L’une d’entre elles, l’Acopé a été déterminante pour mon développement professionnel, lorsque j’étais ingénieure pédagogique, mais elle n’existe plus. Il nous faudrait une cartographie de ces associations métiers !

Que manque-t-il pour structurer la transformation pédagogique ?

Il existe déjà de nombreux colloques (Questions de pédagogie dans l’enseignement supérieur, Diversité et réussite(s), Egalisup, ceux de l’Aipu…). On y retrouve des présentations, mais moins d’ateliers de coconstruction pour travailler sur des problématiques du terrain avec une large variété d’acteurs.

Un manque d’espaces de rencontre entre les différents acteurs de l’enseignement supérieur .

Ce qui manque le plus ce sont des espaces de rencontre entre les différents acteurs de l’enseignement supérieur (gouvernance, opérationnels, enseignants…). Il y a eu deux éditions des Journées nationales de l’accompagnement pédagogique des enseignants du supérieur (en 2016 et 2017).

Ce format a été abandonné et un vide se fait sentir. Nous réfléchissons avec des collègues à la façon de le combler.

Quelle lecture avez-vous du portage politique de la transformation pédagogique dans l’ESR ?

Il y a eu des reconfigurations avec les appels à projets. L’ANR prend un nouveau rôle, notamment en lançant un colloque pour les NCU qui aura lieu en septembre.

Que pensez-vous des prix d’innovation pédagogique qui sont organisés dans plusieurs établissements et par des associations ?

Je suis pour puisque c’est quelque chose que j’avais moi-même mis en place à La Rochelle Université. C’est un bon moyen de rendre visible ce que fait le terrain. En revanche, ces démarches sont intéressantes si elles sont vraiment libres et qu’il n’y a pas de conditions pour candidater à ces prix.

Beaucoup d’enseignants participent à faire bouger les choses, même sans passer par le numérique, même si ce n’est pas révolutionnaire. L’innovation se fait par petits pas.

Comment doit évoluer le rôle d’ingénieur pédagogique ?

Faire un pas de côté pour accompagner le changement

Les ingénieurs pédagogiques contribuent au développement d’une responsabilité partagée, notamment en amenant les enseignants à impliquer les étudiants dans la conception de leurs dispositifs pédagogiques.

En tant que directrice d’un service pédagogique, je me suis rendu compte que j’avais beaucoup d’idées préconçues sur ce que devaient faire les enseignants, il est nécessaire de faire un pas de côté pour accompagner le changement  : d’abord écouter le terrain, ensuite seulement voir vers où il peut aller.

Sur quels sujets de recherche allez-vous travailler désormais ?

Je m’intéresse beaucoup à la question de l’ouverture de l’université à la société civile et au monde socioéconomique. Nous entendons beaucoup parler de sciences avec et pour la société (Saps) en recherche, et dans des colloques la Saps en formation est également de plus en plus mentionnée. C’est un enjeu majeur pour décloisonner formation et recherche.

Je vais également continuer à travailler sur les tensions en matière de transformation pédagogique, en lien avec la responsabilité partagée.

Son parcours

Diplômée en 2009 d’un master de français langue étrangère et sciences du langage à l’Université de Lille, Maëlle Crosse devient la même année ingénieure pédagogique à Le Mans Université.

En 2018, elle prend la direction du service pédagogique de l’Université de La Rochelle. En parallèle, elle commence une thèse sur le processus de transformation des pratiques pédagogiques dans l’enseignement supérieur, dirigée par Didier Paquelin, professeur de l’Université Laval au Québec, qu’elle soutiendra en 2021.

Maëlle Crosse intègre l’Université Rennes 2 en janvier 2022 où elle exerce comme ingénieure de recherche en sciences de l’éducation et de la formation, associée au Centre de recherche sur l’éducation, les apprentissages et la didactique.