Numérique

« Nous ne voulions pas un simple chatbot » : l’Université de Rennes teste l’IA en circuit fermé

Par Isabelle Cormaty | Le | Pédagogie

Lancé en février 2022, le projet de démonstrateur numérique de l’Université de Rennes a pour objectif d’augmenter les interactions à l’échelle du site universitaire et même au-delà. Deux ans après son lancement, Campus Matin s’est rendu à Rennes pour voir où en était le sujet. L’occasion de mesurer l’impact des intelligences artificielles sur la transformation numérique.

L’Université de Rennes a obtenu 7,75 millions d’euros de dotation publique pour son projet Demoes. - © Université de Rennes 1
L’Université de Rennes a obtenu 7,75 millions d’euros de dotation publique pour son projet Demoes. - © Université de Rennes 1

Elle fait partie des 17 lauréats de l’appel à manifestation d’intérêt Démonstrateurs numériques dans l’enseignement supérieur (AMI Demoes) annoncés en octobre 2021 par le Premier ministre d’alors, Jean Castex.

L’Université de Rennes (alors appelée Rennes 1) a obtenu une dotation publique de 7,75 millions d’euros pour son projet AIR visant à « augmenter les interactions à Rennes », en partenariat avec l’Université Rennes 2 et l’Insa de Rennes.

Avant la fin du projet en 2025, la rédaction est allée à la rencontre d’Olivier Wong, vice-président numérique de l’établissement et porteur du projet. Un entretien qui s’inscrit dans la « résidence » de News Tank et Campus Matin organisée à Rennes début juin.

Quels sont les principaux axes du projet AIR, lauréat de l’AMI Demoes lancé en février 2022 ?

Olivier Wong : Tout le projet se décline autour de la notion d’interaction. Le premier axe est centré sur les outils numériques qui permettent d’augmenter les interactions avec tous les publics. Cet axe comporte plusieurs actions spécifiques.

Par exemple, nous avons collaboré avec l’Université de Rennes 2 sur la solution WorkAdventure, développée par une start-up française, qui permet aux entreprises de travailler en mode hybride. Accueillir des personnels ou des étudiants d’universités européennes partenaires lors d’échanges internationaux n’est pas toujours facile. En complément, nous envisageons de développer les mobilités virtuelles en utilisant WorkAdventure.

Le deuxième axe est orienté sur l’enseignement et la pédagogie interactive. Nous nous sommes engagés dans le développement de l’approche par compétences (APC) ces dernières années. Les approches collaboratives par le jeu et les technologies immersives sont autant de moyens d’y parvenir.

Nous avons accompagné 60 porteurs de projets

Nous avons accompagné 60 porteurs de projets ; souvent en équipe sur deux ans, ce qui est conséquent au niveau du volume. Quasiment la moitié concerne des aspects immersifs (réalité virtuelle réalité mixte) en intégrant l’interaction avec l’enseignant et visant souvent des situations difficiles à mettre en œuvre en présentiel, comme des formations sur la gestion des risques ou l’ergonomie impliquant la gestion du corps. L’autre moitié des projets portent sur les jeux sérieux et la simulation par mise en situation (simulation de procès, jeu sur le prêt bancaire…) qui favorisent l’ancrage et l’engagement.

Le troisième axe concerne l’écosystème de soutien. Pour mettre en œuvre des transformations pédagogiques avec ou sans outils numériques, il faut un écosystème favorable. C’est le fruit de l’expérience des autres appels à projets : nous rencontrions des difficultés, car nous n’adressions pas les problèmes simultanément.

C’est dans ce cadre que vous avez souhaité rendre les Congés pour projets pédagogiques (CPP) plus flexibles…

Nous avons constaté que le dispositif de CPP est peu utilisé à l’échelle de l’établissement, comme à l’échelle nationale. La pédagogie est un sujet d’équipe, alors que le CPP est vécu plutôt une démarche individuelle.

Olivier Wong est enseignant à l’IUT et vice-président numérique de l’Université de Rennes.  - © D.R.
Olivier Wong est enseignant à l’IUT et vice-président numérique de l’Université de Rennes. - © D.R.

En tant qu’enseignant à l’IUT par exemple, j’ai candidaté et bénéficié d’un CPP d’une durée de six mois. Durant cette période, le dispositif prévoit que je ne peux pas avoir d’activité d’enseignements, ce sont des collègues qui ont récupéré mes heures de cours.

C’est doublement problématique : d’une part, j’ai travaillé et préparé des projets pédagogiques sans pouvoir les tester moi-même en classe. D’autre part, mes collègues, qui ont pris en charge les tests, ont eu une charge de travail supplémentaire en récupérant mes heures de cours.

Pour encourager les composantes à soutenir la transformation pédagogique, nous testons des alternatives plus flexibles au sein du projet AIR : des périodes plus courtes, par exemple, avec une alternance de deux semaines de projet et deux semaines de cours quand la planification le permet, ou encore un CPP attribué à une équipe plutôt qu’à une seule personne.

Avec cette disposition, les équipes et le budget de la composante sont moins impactés, car on vient aussi trouver des solutions de remplacement le temps du projet, tout en allouant à la composante des moyens à hauteur de l’engagement des équipes pédagogiques dans leur projet.

D’autres leviers RH pour encourager les usages

Outre les CPP, l’Université de Rennes a travaillé sur plusieurs leviers : des personnels en soutien de proximité, un réseau des pairs pour que les enseignants puissent travailler ensemble et tirer parti de l’entraide, la valorisation de l’engagement pédagogique et des mesures de soutien RH.

« Nous avons développé des fonctions de personnels de soutien en proximité, car beaucoup de choses se jouent autour de la machine à café. Avoir des personnes rattachées à un projet en central et qui passent une bonne partie de leur temps au contact des usagers favorise l’engagement dans les projets et fait émerger des idées. Nous avons recruté jusqu’à dix personnes en soutien de proximité au sein de composantes de formation pilotes dans cette démarche », raconte le VP numérique.

Comment a évolué le projet avec l’arrivée des IA génératives auprès du grand public début 2023 ?

Sur l’axe 2 concernant la pédagogie interactive, nous n’avons pas changé la trajectoire par rapport au projet initial, car la demande est là et nous continuons de la soutenir.

L’Université de Rennes porte son projet Demoes en partenariat avec l’Université Rennes 2 et l’Insa de Rennes. - © D.R.
L’Université de Rennes porte son projet Demoes en partenariat avec l’Université Rennes 2 et l’Insa de Rennes. - © D.R.

Sur l’axe 1 centré sur les outils numériques, nous avons infléchi notre vision. Nous avons du retard sur ce volet, notamment sur le déploiement d’une solution numérique pour fluidifier le parcours de l’usager. Nous avons beaucoup de documentation, parfois les usagers n’arrivent pas à y trouver éléments de réponse : peut-être que des outils d’IA générative pourraient suggérer des propositions de réponse, et permettre aux personnels de répondre plus efficacement aux usagers.

Nos tutelles nous ont aussi demandé de travailler sur l’IA générative. Ce n’était pas dans le cahier des charges initial, mais c’est aussi une demande de nos usagers donc nous avons réfléchi au cadre et aux usages possibles de l’IA.

Peser les risques et les opportunités de l’IA

Nous avons pris le temps de la réflexion pour peser les risques et les opportunités, sans interdire l’usage de l’IA et sans déploiement massif de son usage. En décembre 2023, nous avons décidé d’organiser une expérimentation avec les personnels et les enseignants. Elle a commencé en mars, après un temps d’acculturation pour que les personnes comprennent ce que nous pouvons en faire. Environ 300 personnels participent à cette phase de test.

Quelles sont les particularités de l’IA générative testée à l’Université de Rennes ?

Nous ne voulions pas un simple chatbot, mais un outil de retrieval augmented generation (RAG) qui est un système fermé où on peut travailler avec des documents : le règlement de l’université, des documents administratifs… En choisissant les sources, les réponses de l’outil d’IA générative sont plus fiables et pertinentes. 6 000 questions ont déjà été posées, représentant ainsi quelque sept millions de mots.

Une approche de robustesse et d’efficience

Notre outil de RAG a un temps de réponse légèrement plus faible que des chatbots commerciaux, mais nous offrons surtout un environnement sécurisé pour les données des utilisateurs, bâti avec des briques open source et offrant une grande diversité de modèles de langage (LLM) : certains sont spécifiques à la programmation informatique, au biomédical, à l’administration…

Nous avons choisi une approche de robustesse et d’efficience. Ce n’est peut-être pas le meilleur service au monde, mais nous visons un très bon rapportqualité-prix. Sans sacrifier la qualité afin qu’on puisse travailler, l’objectif est de tendre vers une trajectoire soutenable en termes d’impacts financier et environnemental.

Quelles sont désormais les prochaines étapes ?

Arriver à un cadrage sur les IA génératives

Le 12 juin, nous avons organisé une journée pour faire un point d’étape sur l’expérimentation. Durant l’été, nous devrions proposer aux instances des textes, qui tiennent compte des retours de la communauté. L’objectif est d’arriver à un cadrage sur les IA génératives, qui s’intègre dans la stratégie de l’établissement.

En parallèle, notre projet Compétences et métiers d’avenir dédié à l’IA entre dans sa phase opérationnelle et nous sommes aussi lauréats de l’appel IA Cluster avec le projet SequoIA. Ces deux projets nécessitent des capacités de calcul : la mutualisation des besoins de LLM et de calcul fait partie des options envisagées.

Peut-être avons-nous intérêt dans l’établissement, à proposer une offre minimale de calcul pour nos besoins d’inférence sur les grands modèles de langage (LLM), pour la formation, pour certains besoins en recherche… Nous devons aussi décider si nous faisons cela en interne ou en externe ou un mélange des deux.

Demoes, un appel à projets complémentaire des Nouveaux cursus à l’université

Lauréate de l’appel à projets Nouveaux cursus à l’université (NCU) et Demoes, l’Université de Rennes envisage les deux dispositifs comme complémentaires. « En répondant à l’AAP Demoes, nous voulions mettre en place ce que nous n’arrivions pas à faire le cadre du NCU. Demoes nous permet d’expérimenter d’autres approches », précise le vice-président numérique.

« Nous ne parlons jamais explicitement d’approche par compétences dans le projet AIR, mais le but est d’outiller les collègues pour qu’ils la mettent en place. Dans le cadre de Demoes, le mot d’ordre est de travailler avec les enseignants et pour les enseignants, sans se contenter de montrer comment faire. »