Ludopédagogie dans l’enseignement supérieur : le jeu en vaut-il la chandelle ?
Par Marine Dessaux | Le | Pédagogie
La ludopédagogie se fait petit à petit une place dans l’enseignement supérieur français et séduit par sa promesse d’engagement accru des étudiants. Néanmoins des questions persistent : comment le jeu peut-il développer des compétences ? Le coût financier et en temps n’est-il pas trop élevé ? Différents acteurs de la communauté universitaire, rassemblés lors des journées de la ludopédagogie à l’Unicaen, partagent leurs réflexions.
350 personnes formées, 30 jeux sérieux créés, 150 événements de valorisation organisés : l’Université de Caen Normandie (Unicaen) a pris le parti de miser sur la ludopédagogie, via son Centre d’enseignement multimédia universitaire (Cemu), pour transformer les apprentissages. Une démarche qui ne concerne pas que les enseignants et ingénieurs pédagogiques, mais infuse jusqu’aux ressources humaines.
Et cet établissement n’est pas le seul à miser sur l’apprentissage par le jeu : 150 praticiens de différents établissements étaient rassemblés lors des journées de la ludopédagogie, les 5 et 6 décembre.
La ludopédagogie dans toutes les universités à des niveaux différents
En France, « toutes les universités travaillent sur la ludopédagogie », a pu observer Jérôme Legrix-Pagès, vice-président transformation pédagogique de l’Unicaen, en donnant des conférences sur le sujet dans un grand nombre d’entre elles.
L’hexagone se positionne plutôt bien sur le sujet par rapport à l’international : « Si le monde anglo-saxon se distingue par le game-based learning, la communauté de pratiques de l’enseignement supérieur et la recherche francophones est très dynamique. Nous allons souvent plus loin, car nous prenons le soin de justifier nos pratiques pour casser les mythes autour du jeu », expose celui qui est également président de France université numérique.
Certains établissements se distinguent par des gaming labs particulièrement en pointe — tels que le GameXlab d’EdUteam à l’Université Paris Est Créteil et le Ludomaker à l’Université Sorbonne Paris Nord — quand d’autres commencent à développer leurs pratiques. C’est par exemple le cas à l’Université du Havre Normandie où, depuis fin 2023, des rendez-vous réguliers sont organisés entre bibliothécaires et ingénieurs pédagogiques autour de la ludopédagogie.
Réseau des gaming labs : un manque à combler ?
Alors que les pratiques se développent à travers la France, un besoin se fait sentir : celui de créer un réseau autour de la ludopédagogie. C’est l’ambition de Jérôme Legrix-Pagès qui souhaite se servir de ce levier pour « répliquer des expérimentations, mutualiser les collections ou mener des gaming expéditions ».
Il explique : « Les problématiques rencontrées sont souvent identiques. Des risques éthiques communs émergent également, par exemple lorsqu’un sujet abordé dans un jeu de rôle impacte émotionnellement un étudiant. La création d’un réseau pour réfléchir à ces problématiques en commun prendrait tout son sens. »
Ces journées permettront-elles de faire vivre ce projet qui avait déjà été ébauché par le réseau Franjeu, lors d’un symposium des études de la ludification dans le monde francophone à Montréal en 2018, mais dont la pandémie avait tué l’initiative dans l’œuf ?
Learning lab vs gaming lab : quelle différence ?
Gaming lab, learning lab, fab lab… Les lieux pour apprendre différemment se multiplient dans les universités mais en quoi consistent-ils exactement ?
« Un gaming lab partage avec un learning lab l’idée d’un espace pour expérimenter, acculturer et prototyper, définit Jérôme Legrix-Pagès. C’est une idée que l’on retrouve aussi dans les fablabs. Cependant, le gaming lab se base sur une hypothèse différente : celle que le jeu peut développer des compétences ou éveiller à des thématiques transversales comme les violences sexistes et sexuelles (VSS) ou le développement durable. Le learning lab, lui, est davantage centré sur l’espace d’apprentissage. »
Quelles sources de financement ?
« Financer une démarche de ludopédagogie est un défi, observe Jean-Legris Pagès. Pour les enseignants, cela passe souvent par leurs moyens propres. Or, il faut des ressources pour créer un jeu. »
Les appels à projets et les appels à manifestations d’intérêt comme Compétences et métiers d’avenir (CMA) permettent de recruter temporairement et d’obtenir un livrable. Le vice-président transformation pédagogique met cependant en garde sur la durée de vie des projets : « On sous-estime souvent que les technologies évoluent rapidement, que les savoirs académiques doivent être mis à jour et que les coûts de maintenance sont très importants. »
Autre façon d’obtenir des fonds : le Cemu dispense des formations de formateurs et d’enseignants.
Développer des compétences par le jeu
C’est tout l’attrait de la ludopédagogie : permettre, en changeant de cadre ou de mécanique d’apprentissage, d’augmenter l’engagement des étudiants et d’acquérir des compétences. Seulement, à ce sujet, tous ne s’accordent pas.
« Ce qui est appris dans le jeu a-t-il une réelle valeur dans d’autres contextes ? La littérature scientifique n’est pas unanime », rapporte Emmanuelle Savignac, professeure en sciences de l’information et de la communication à l’Université Sorbonne Paris Nord.
À l’Upec, Philippe Lépinard, maître de conférences en sciences de gestion, estime avoir prouvé la possibilité d’acquérir des connaissances par le jeu dans un article scientifique de 2023. « Nous ne disons pas que la ludopédagogie est meilleure ou moins bonne qu’une autre méthode, mais affirmons qu’elle permet d’apprendre », indique-t-il.
Ce qui est certain, pour Jérôme Legrix-Pagès, c’est que le transfert de compétences par le jeu doit être accompagné : « Les étudiants ne feront pas seuls le transfert de compétences. Il y a une forte dimension d’accompagnement à prévoir. Le jeu, seul, ne peut pas tout. »
L’équilibre coût/bénéfice à évaluer
Si les étudiants interrogés sur les initiatives de ludopédagogie « sont toujours enthousiastes », d’après Jérôme Legrix-Pagès, l’objectif n’est pas seulement de leur faire passer un bon moment. « La mise en place de la ludopédagogie est très coûteuse en temps et pose des problèmes pratiques : emploi du temps, salles, matériel, etc. », note-t-il.
Pour certaines disciplines, l’apport va au-delà des seules compétences : « Le jeu peut apporter un réenchantement, notamment dans des matières comme les mathématiques ou l’anglais, qui sont parfois source de blessures pour les étudiants. Le jeu peut être un moyen de leur montrer qu’ils ne sont pas “nuls”. Il crée un espace où l’erreur devient positive, où le principe d’échec intégré », détaille Jérôme Legrix-Pagès.
Une porte d’entrée dans l’approche par compétences
« Une problématique majeure est liée à la quantité de jeux édités en France : 1 200 par an. Quels critères utiliser pour les sélectionner ? L’apport pédagogique s’est rapidement imposé à nous », retrace Camille Carton, ingénieure pédagogique de l’Université Le Havre Normandie.
C’est pour répondre à cette problématique que son établissement travaille à la création d’un classement par compétences de sa collection de jeux de société. Plusieurs critères sont ciblés (apprentissage des langues, recherche documentaire, thématiques disciplinaires…), et peuvent être utilisés tels quels par l’enseignant pour savoir quel jeu inclure dans son enseignement, ou croisés avec d’autres référentiels de compétences.
« Les bénéfices principaux de ce projet sont l’extension de notre culture ludique et la sensibilisation des enseignants à l’usage des jeux. De manière plus modeste, cela peut représenter une entrée qui les intéresserait pour adopter l’approche par compétences », note Cécile Maout, responsable de la mission d’appui à la pédagogie de l’Université Le Havre Normandie.
L’équipe havraise travaille encore sur ce contenu afin d’y inclure des compétences psychosociales et émotionnelles et réfléchit à une manière de partager ses résultats avec les autres universités.
Le jeu, bientôt une propriété intellectuelle ?
Alors que l’Union des éditeurs de jeux milite pour la reconnaissance des jeux comme produits culturels, la rémunération des éditeurs et autrices pourrait évoluer. Pour les établissements du supérieur, cela soulève l’enjeu de la valorisation de la propriété intellectuelle, encore peu mise en avant.
Pour remédier à cette question et réduire les coûts, l’Upec utilise des jeux vidéo Floss (de l’anglais free/libre and open source software).
Aller au-delà du jeu pour l’acquisition de compétences transverses
Afin d’éviter que les 700 jeux que compte la ludothèque de l’Upec prennent la poussière, l’équipe d’EdUteam a, de son côté, exploré des techniques ludopédagogiques qu’elle ne pensait pas adaptées pour l’apprentissage formel : en particulier le meta-jeu, qui désigne un jeu en dehors du jeu.
« Les étudiants passionnés par le jeu développent souvent un intérêt à explorer au-delà du jeu : sur le matériel de source, par exemple un roman, ou sur le contexte historique », rapporte Philippe Lépinard.
C’est pourquoi des projets tutorés pilotés par les étudiants, qui jouaient le rôle de ludothécaires, ont été imaginés afin de proposer des activités liées à l’écosystème ludique. Il a par exemple été proposé d’écrire des articles pour une rubrique récurrente du magazine de wargame Vae Victis.
Un colloque en ligne organisé par l’Upec le 15 mai
L’Upec organise un colloque sur la ludopédagogie intitulé Game Evolution, qui se tiendra en ligne le 15 mai. EdUtech lance également un appel aux enseignants qui souhaiteraient mener des expérimentations autour des jeux de rôle solo pour développer des compétences en anglais ou encore des wargames à distance.